Barnabé Rudge
regard sur
Joe), mais voilà le vrai moment. Je ne veux pas vous enjôler. Le
roi n'en est pas réduit là, j'espère. Ce qu'il nous faut, ce n'est
pas du sang de navet, c'est un sang jeune et bouillant. Nous ne
prenons point des hommes de pacotille. Il nous faut des gens
d'élite. Je ne viens pas vous compter des gausses d'écolier ;
mais ! Dieu me damne, si je vous citais tous les fils de
gentlemen qui servent dans notre corps, après quelques peccadilles
peut-être ou quelques castilles avec les papas… »
Ici son regard se porta encore sur Joe, et
avec tant de bonhomie, que Joe lui fit signe de sortir. Il sortit
tout de suite.
« Vous êtes un gentleman, sacrebleu. lui
dit-il d'abord en lui donnant une claque sur le dos. Vous êtes un
gentleman déguisé, moi aussi ; jurons-nous amitié. »
Joe ne fit pas exactement comme cela, mais il
lui donna une poignée de main, et le remercia de sa bonne
opinion.
« Vous désirez servir ? dit son
nouvel ami. Vous servirez, vous êtes fait pour le service. Vous
êtes né pour être un des nôtres. Que voulez-vous boire ?
– Rien pour le moment, répliqua Joe avec
un faible sourire. Je ne suis pas encore tout à fait décidé.
– Un garçon plein d'ardeur comme vous, et
qui n'est pas décidé ! cria le sergent. Tenez !
laissez-moi sonner ; vous serez décidé dans une demi-minute,
j'en suis sûr.
– Vous êtes bien dans l'erreur, répliqua
Joe : car, si vous sonnez ici où je suis connu, vous allez
faire évaporer en un clin d'œil ma vocation militaire. Regardez-moi
en face. Vous me voyez bien, n'est-ce pas ?
– Si je vous vois ! répliqua le
sergent avec un juron ; jamais plus beau garçon ni plus propre
à servir son roi et son pays n'a frappé mes… yeux, ajouta-t-il en
intercalant une épithète de troupier.
– Je vous remercie, dit Joe, je ne vous
ai pas demandé cela pour avoir de vous un compliment, mais je vous
remercie tout de même. Ai-je l'air d'un poltron ou d'un
menteur ? »
Le sergent répondit avec beaucoup de
protestations flatteuses qu'il n'en avait pas l'air, et que si son
propre père, à lui, sergent, était là soutenant qu'il en avait
l'air, il passerait de bon cœur son épée au travers du corps du
vieux gentleman. et croirait faire un acte méritoire.
Joe lui exprima combien il lui était obligé et
continua :
« Vous pouvez vous fier à moi, et compter
sur ce que je vous dis. Je crois que je m'enrôlerai ce soir dans
votre régiment. Si je ne le fais pas maintenant, c'est que je n'ai
pas besoin de prendre avant ce soir un engagement qui ne pourra
plus être rétracté. Où vous trouverai-je donc dans la
soirée ? »
Son ami répliqua avec quelque répugnance, et
après beaucoup d'inutiles instances pour régler immédiatement
l'affaire, que son quartier général était à
la Bûche
Tortue
, dans Tower-Street, où on le trouverait éveillé jusqu'à
minuit, et dormant jusqu'au lendemain à l'heure du déjeuner.
« Et si je vais vous rejoindre (il y a un
million à parier contre un que j'irai), quand m'emmènerez-vous de
Londres ? demanda Joe.
– Demain matin, à huit heures et demie,
répliqua le sergent, Vous partirez pour l'étranger… pour une
contrée où tout est soleil et pillage… le plus beau climat du
monde.
– Partir pour l'étranger, dit Joe en
donnant une poignée de main, c'est précisément ce que je souhaite.
Vous pouvez m'attendre.
– Vous êtes un des lurons qu'il nous
faut, cria le sergent, retenait la main de Joe dans l'excès de son
enthousiasme. Vous êtes un luron à faire vite votre chemin. Je ne
dis pas ça par jalousie ou parce que je voudrais diminuer en rien
l'honneur de vos succès ; mais, si j'avais été élevé et
instruit comme vous, je serais à présent colonel.
– À d'autres, l'ami ! dit Joe ;
je ne suis pas si nigaud que vous croyez. Il y a nécessité quand le
diable vous pousse, et le diable qui me pousse, c'est une bourse
vide et des contrariétés à la maison. Pour l'instant, adieu.
– Vivent le roi et le pays ! cria le
sergent en agitant son drapeau.
– Vivent le pain et la
viande ! » cria Joe en faisant claquer ses doigts. Et
c'est ainsi qu'ils se séparèrent.
Il avait très peu d'argent dans sa poche, si
peu en vérité que, après avoir payé son déjeuner (car il était trop
honnête et peut-être aussi trop fier pour laisser l'écot à la
charge de son père), il ne lui restait qu'un penny. Il eut
néanmoins le courage de
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