Barnabé Rudge
gentleman qui avait parlé le premier, car il nous
en faut trois si nous descendons chez vous, quoique mon ami n'ait
parlé que d'un.
– Non, non, milord ; vous êtes trop
bon, vous êtes trop bienveillant ; mais votre vie importe
beaucoup trop à la nation, dans ces temps sinistres, pour être
placée au même niveau qu'une vie aussi inutile et aussi chétive que
la mienne. Une grande cause, milord, une cause puissante dépend de
vous. Vous êtes son guide et son champion, sa sentinelle et son
avant-garde. C'est la cause de nos autels et de nos foyers, de
notre pays et de notre foi. Souffrez que je dorme, moi, sur une
chaise… sur le tapis… n'importe où. Personne ne s'inquiétera si
j'attrape un rhume ou la fièvre. Laissez John Grueby passer la nuit
à la belle étoile… Personne ne s'inquiétera de lui non plus. Mais
quarante mille hommes de notre pays, de cette terre qu'entourent
les vagues (sans compter les femmes et les enfants), ont leurs yeux
et leurs pensées attachés sur lord Georges Gordon, et chaque jour,
depuis le lever jusqu'au coucher du soleil, prient Dieu de lui
garder vigueur et santé. Oui, milord, dit l'orateur se dressant sur
ses étriers, c'est une glorieuse cause et elle ne doit pas être
oubliée. Milord, c'est une puissante cause, et elle ne doit pas
être mise en péril. Milord, c'est une sainte cause, et elle ne doit
pas être abandonnée.
– C'est une sainte cause ! s'écria
Sa Seigneurie en levant son chapeau d'une manière très solennelle.
Amen !
– John Grueby, dit l'autre gentleman qui
parlait à perte d'haleine d'un ton de doux reproche, Sa Seigneurie
dit Amen.
– J'ai entendu milord, monsieur, dit
l'homme assis en selle droit comme une statue.
– Pourquoi donc ne dites-vous pas Amen
comme lui ? »
John Grueby, sans rien répondre, se tint
immobile et regardant droit devant lui.
« Vous me surprenez, Grueby, dit le
gentleman. Dans une crise comme celle d'à présent, lorsque la reine
Elisabeth, cette vierge monarque, pleure au fond de sa tombe, et
que Marie la Sanglante, avec un visage sombre et sourcilleux,
marche triomphante…
– Oh ! monsieur, cria l'homme d'un
ton bourru, à quoi bon parler de Marie la Sanglante dans la
situation actuelle, lorsque milord est traversé par la pluie et
harassé d'une rude course à cheval ? Laissez-nous aller à
Londres, monsieur, ou nous arrêter une bonne fois ; sinon,
cette infortunée Marie la Sanglante aura à répondre encore d'un
autre accident… et elle aura fait beaucoup plus de mal dans son
tombeau qu'elle n'en fit jamais durant sa vie, à ce que je
crois. »
En ce moment M. Willet, qui n'avait
jamais entendu personne dire tant de mots à la fois avec la
volubilité de débit et l'accent oratoire du gentleman à longue
haleine, et dont le cerveau, complètement incapable d'en soutenir
le poids et de les saisir au passage, avait fini par y renoncer
tout à fait, recouvra assez de présence d'esprit pour faire
observer que le Maypole était à même de recevoir amplement toute la
compagnie ; qu'on y trouverait de bons lits, des vins soignés,
excellent logis à pied et à cheval ; salles particulières pour
grandes ou petites sociétés ; dîners servis dans le plus court
délai ; belles écuries, et remise fermée à clef. Bref, il
passa en revue tous les bouts de phrases élogieuses qui étaient
peints sur les diverses parties de son auberge, et que, durant
quelque quarante ans, il avait appris à répéter d'une façon
suffisamment correcte. Il examinait à part soi s'il serait possible
d'insérer quelques nouvelles réclames tendant au même but, lorsque
le gentleman qui avait parlé le premier, se tournant vers le
cavalier à longue haleine, s'écria :
« Qu'en dites-vous, Gashford ? Nous
arrêterons-nous à l'auberge dont il parle, ou poursuivrons-nous
vivement notre route ? Décidez.
– Je vous soumettrai donc mon avis,
milord, répliqua d’un ton doux comme miel la personne interrogée,
mon avis est que votre santé et votre liberté d’esprit, qui
importent tant, après la Providence, à notre grande cause, à notre
cause pure et fidèle (ici Sa Seigneurie ôta derechef son chapeau,
quoiqu'il plût à verse), ont besoin d’être renouvelées et
rafraîchies par le repos.
– Allez devant, aubergiste, et
montrez-nous le chemin, dit lord Georges Gordon. Nous vous suivrons
au pas.
– Si vous le permettez, milord, dit John
Grueby à voix basse, je changerai de place pour
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