Barnabé Rudge
marcher devant
vous. La mine de l'ami de l’aubergiste n’est pas des plus honnêtes,
et il n'y a pas de mal à prendre ses précautions avec lui.
– John Grueby a tout à fait raison,
interrompit M. Gashford se plaçant avec précipitation en
arrière. Milord, il ne faut pas exposer une vie aussi précieuse que
la vôtre. Allez devant, John, certainement. Si vous avez la moindre
raison de suspecter ce gaillard-là, faites-lui sauter la
cervelle. »
John ne répondit pas, mais, regardant droit
devant lui comme il paraissait en avoir l'habitude quand parlait le
secrétaire, il dit à Hugh de se mettre en marche, et le serra. de
près. Ensuite venait Sa Seigneurie avec M. Willet à la bride
de son cheval, et le secrétaire de Sa Seigneurie car c'était,
semblait-il, l'emploi de Gashford, fermait la marche.
Hugh allait lestement et à grands pas,
regardant souvent en arrière le domestique, dont le cheval était
presque sur ses talons, et jetant un coup d’œil de travers sur les
fontes de pistolets auxquelles ce serviteur semblait attacher un
grand prix. C'était un Anglais pur sang, un gaillard carré par la
base, solidement bâti, au cou de taureau et, comme Hugh le toisait
des yeux il toisait Hugh à son tour de temps en temps avec un
regard de brusque dédain. Il était plus âgé que l’homme du Maypole,
car il pouvait avoir, selon toute apparence quarante-cinq ans mais
c’était un de ces camarades à tête dure, froide, imperturbable, qui
se moquent bien de recevoir une gourmade en route et ne se laissent
pas arrêter pour si peu dans la poursuite de leurs desseins.
« Si je vous égarais maintenant, dit Hugh
d’un air moqueur, vous me feriez… ha ! ha ! ha !…,
vous me feriez sauter la cervelle, je suppose ? »
John Grueby ne tint pas plus compte de cette
remarque que s'il eût été sourd et Hugh muet ; il continua de
chevaucher à son aise, les yeux fixés sur l'horizon.
« Avez-vous jamais essayé de vous
colleter avec quelqu'un, monsieur, quand vous étiez jeune ?
dit Hugh. Savez-vous jouer du bâton ? »
John Grueby le regarda de travers avec le même
air d'insouciance, sans daigner répondre un mot.
« Comme ceci ? dit Hugh en exécutant
avec son gourdin un de ces habiles moulinets qui faisaient les
délices des paysans de cette époque. Houp !
– Ou comme ça, répondit John Grueby en
rabattant avec son fouet le gourdin de son conducteur, et le
frappant sur la tête avec le manche. Oui, j'en ai joué un peu
jadis. Vous portez vos cheveux trop longs ; s’ils avaient été
un peu plus courts, je vous aurais fêlé le crâne. »
C'était, dans le fait, un petit coup vif et
retentissant ; évidemment il étonna Hugh, qui, dans le premier
moment, parut disposé à désarçonner sa nouvelle connaissance. Mais
la figure de John Grueby ne dénotant ni malice, ni triomphe, ni
rage, rien enfin qui pût faire croire à une offense
préméditée ; ses yeux restant toujours fixés dans l'ancienne
direction, et son air étant aussi insoucieux et aussi calme que
s'il eût simplement chassé une mouche qui le gênait ; Hugh fut
si démonté, si disposé à le regarder comme un luron d'une vigueur
presque surnaturelle, qu'il se contenta de rire et de
s'écrier : « Bien joué ! » puis, s'écartant un
peu, il reprit son office de guide en silence.
Quelques minutes après, la compagnie fit halte
à la porte du Maypole. Lord Georges et son secrétaire, ayant
promptement mis pied à terre, donnèrent leurs chevaux au
domestique, qui, sous la conduite de Hugh, les mena à l'écurie.
Très aises d'échapper à l'inclémence de la nuit, les gentlemen
suivirent M. Willet dans la salle commune, et, debout devant
l'âtre où il y avait un bon feu, ils se réchauffèrent et séchèrent
leurs vêtements, tandis que l'aubergiste s'occupait à donner les
ordres et veillait aux préparatifs qu'exigeait le haut rang de son
hôte.
Comme il allait et venait fort affairé, tout
entier à ces arrangements, il eut l'occasion d'observer dans la
salle les deux voyageurs dont, jusque-là, il ne connaissait que la
voix. Le lord, le grand personnage, qui faisait un pareil honneur
au Maypole, était à peu près de taille moyenne, grêle de corps et
d'un teint blême, il avait le nez aquilin, et de longs cheveux d'un
rouge brun, rabattus, à plat sur ses oreilles et légèrement
poudrés, sans le moindre vestige de frisure. Il était vêtu, sous
son pardessus, d'un habillement tout noir, sans
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