Barnabé Rudge
poitrine et s'inclina devant lui. Quand il
se fut suffisamment humilié, le capitaine ordonna de lui ôter le
bandeau et lui fit subir l'épreuve de l'œillade.
« Ha ! dit le capitaine, d'un air
pensif, à la suite de l'épreuve, continuez. » Le long camarade
lut tout haut ce qui suit : « Marc Gilbert. Age, dix-neuf
ans. Engagé avec Thomas Curzon, bonnetier, à la Toison d'Or,
Aldgate. Aime la fille de Curzon. Ne peut pas dire si la fille de
Curzon l'aime. Serait disposé à le croire. Curzon lui a tiré les
oreilles le mardi de la semaine dernière. »
– Comment donc ? cria le capitaine,
qui tressaillit.
– Pour avoir regardé sa fille, sauf votre
respect, dit le récipiendaire.
– Écrivez : « Curzon
dénoncé, » dit le capitaine. Mettez une croix noire devant le
nom de Curzon.
– Sauf votre respect, dit le
récipiendaire, ce n'est pas ce qu'il y a de pire. Il appelle son
apprenti chien de paresseux, et lui supprime sa bière s'il ne
travaille pas à son idée. En outre il lui donne à manger du fromage
de Hollande, pendant qu'il mange lui-même du chester,
monsieur ; et ne le laisse sortir le dimanche qu'une fois par
mois.
– Ceci, dit gravement M. Tappertit,
est un flagrant délit. Mettez deux croix noires au nom de
Curzon.
– Si la société, dit le récipiendaire,
qui était un gros lourdaud de mauvaise mine, avec la taille tournée
et des yeux renfoncés très voisins l'un de l'autre, si la société
voulait réduire sa maison en cendres, car il n'est pas assuré, ou
lui donner une raclée le soir quand il revient de son club, ou
m'aider à enlever sa fille et à l'épouser dans l'église de Fleet,
bon gré mal gré… »
M. Tappertit agita son terrible bâton de
commandement comme pour l'avertir de ne pas interrompre, et il
ordonna de mettre trois croix noires au nom de Curzon.
« Ce qui signifie, dit-il en manière de
gracieuse explication, vengeance complète et terrible. Apprenti,
aimez-vous la Constitution ?
À cela le récipiendaire, se conformant aux
instructions des parrains qui l'assistaient, répliqua :
« Oui !
– L'Église, l'État, et toute chose
établie, excepté les maîtres ? dit le capitaine.
– Oui ! » dit encore le
récipiendiaire.
Après quoi, il écouta d'un air docile le
capitaine, qui, dans un discours préparé pour des circonstances
semblables, lui narra comme quoi, sous cette même constitution (qui
était gardée dans un coffre-fort quelque part, mais il ne pouvait
dire où), les Apprentis avaient, aux temps passés, eu de droit des
vacances fréquentes, qu'ils avaient cassé la tête aux gens par
centaines, bravé leurs maîtres, oui-da, et même consommé quelques
glorieux meurtres dans les rues, privilèges qu'on leur avait
successivement arrachés en restreignant leurs nobles
aspirations ; comme quoi les gênes dégradantes qu'on leur
avait imposées étaient incontestablement imputables à l'esprit
novateur de l'époque, et comme quoi ils s'étaient associés en
conséquence pour résister à tout changement autre que ceux qui
restaureraient les bonnes vieilles coutumes anglaises sous
lesquelles ils voulaient vivre ou mourir. Après avoir mis en
lumière ce qu'il y a de sagesse à savoir marcher à reculons,
témoins l'écrevisse et cet ingénieux poisson, le crabe, témoin
aussi la pratique constante de l'âne et du mulet, il décrivit leurs
buts principaux, qui étaient, en deux mots, vengeance contre leurs
tyrans de maîtres (dont la cruelle et insupportable oppression ne
pouvait pas laisser à un apprenti l'ombre d'un doute) et
restauration de leurs anciens droits, y compris les vacances ;
ils n'étaient pas présentement tout à fait mûrs pour cette double
mission, la société n'ayant en tout et pour tout qu'une force brute
de vingt hommes, mais ils s'engageaient à atteindre leur but par le
fer et le feu quand besoin serait. Puis il fit connaître le serment
que prêtait chaque membre du petit reste d'un noble corps, serment
d'un genre terrible et saisissant, qui l'obligeait, sur l'ordre de
ses chefs, à résister et faire obstacle au lord-maire, porte-glaive
et chapelain ; à mépriser l'autorité des shériffs ; à
regarder le tribunal des aldermen comme zéro ; mais, sous
aucun prétexte, dans le cas où le progrès des temps amènerait une
insurrection générale des Apprentis, on ne devait endommager ni
défigurer en rien Temple-Bar [11] , le
palladium de la constitution, dont on ne devait approcher
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