Barnabé Rudge
le poignet, et lui lançant un regard qui
aurait exprimé la plus mortelle malveillance, si un hoquet
accidentel n'était venu jeter un peu de trouble dans ce
regard ; avez-vous un rival ?
– Non, pas que je sache, répliqua
l'apprenti.
– Si vous en aviez un maintenant, dit
M. Tappertit, que feriez-vous ? hein ! »
L'apprenti lança un regard farouche et serra
ses poings.
« C'est assez, dit vivement
M. Tappertit. Nous nous comprenons ; on nous
observe ; merci. »
En disant cela il lui fit signe de
s'éloigner ; puis appelant le long camarade et le prenant à
part, après avoir fait seul quelques tours précipités, il lui
ordonna d'écrire immédiatement, et d'afficher sur la muraille un
avis proscrivant un certain Joseph Willet (connu en général sous le
nom de Joe) de Chigwell ; faisant défense aux Chevaliers
Apprentis de lui prêter secours et assistance, d'entretenir des
rapports avec lui ; et leur enjoignant, sous peine
d'excommunication, de molester ledit Joseph, de le maltraiter, de
lui faire du tort, de l'ennuyer, de lui chercher querelle,
n'importe quand, et n'importe où les uns ou les autres pourraient
faire sa rencontre.
Cette mesure énergique ayant soulagé son
esprit, il voulut bien s'approcher de !a table joyeuse, et,
s'échauffant peu à peu, il daigna enfin présider, et même charmer
la compagnie avec une chanson. Ensuite il s'éleva à un tel degré de
complaisance, qu'il consentit à régaler ses subalternes d'une danse
de cornemuse. Il l'exécuta immédiatement aux sons d'un violon dont
joua un virtuose de la société ; et il l'exécuta d'une manière
si brillante et avec une agilité si merveilleuse, que les
spectateurs ne pouvaient pas trouver assez d'enthousiasme pour
manifester leur admiration. Quant à l'hôte, il protesta, les larmes
dans les yeux, qu'il n'avait jamais senti le regret d'être aveugle
comme à présent.
Mais l'hôte, après s'être retiré, probablement
pour pleurer en secret sur sa cécité, revint bientôt annoncer qu'il
ne restait guère plus d'une heure avant que le jour parût, et que
tous les coqs de Barbican avaient déjà commencé à chanter comme des
perdus. À cette nouvelle, les Chevaliers Apprentis se levèrent en
toute hâte, et, se rangeant sur une seule ligne, défilèrent l'un
après l'autre, et se dispersèrent du pas le plus accéléré vers
leurs domiciles respectifs, laissant leur commandant passer le
dernier par la grille.
« Bonne nuit, noble capitaine !
chuchota l'aveugle pendant qu'il tenait la porte ouverte pour le
laisser passer. Adieu, brave général. Allez faire dodo, illustre
commandant. Bonne chance, imbécile, vaniteux, fanfaron, tête vide,
jambes de canard. »
Après avoir prononcé ces derniers mots
d'adieu, avec un sang-froid malhonnête, tandis qu'il écoutait
s'éloigner le bruit des pas du capitaine, et qu'il refermait la
grille sur lui-même, il descendit les marches, et allumant du feu
sous le petit chaudron, il se prépara, sans aucune aide, à son
occupation du jour. Elle consistait à vendre au détail, à l'entrée
de la cour d'au-dessus, des portions de soupe et de bouillon un
penny, et des pouddings savoureux faits avec des rogatons, tels que
ceux qu'on pouvait acheter en bloc au plus vil prix, dans la
soirée, à Fleet-Market. Naturellement, pour le débit de sa
marchandise. il comptait principalement sur ses connaissances
personnelles : car la cour était une impasse qui ne recevait
pas une grande variété de clients, et il ne semblait pas que
beaucoup de monde choisît cet endroit de préférence pour venir y
prendre l'air, ni pour y faire par agrément, un tour de
promenade.
Chapitre 9
Les chroniqueurs ont le privilège d'entrer où
ils veulent, d'aller et venir par des trous de serrure, de
chevaucher sur le vent, de surmonter dans leur essor, de haut en
bas, de bas en haut, tous les obstacles de distance, de temps et de
lieu. Trois fois bénie soit cette dernière considération,
puisqu'elle nous permet de suivre la dédaigneuse Miggs jusque dans
le sanctuaire de sa chambre, et de jouir de sa douce compagnie
durant les terribles veilles de la nuit.
Mlle Miggs après avoir défait sa
maîtresse, comme elle s'exprimait (ce qui signifie, l'avoir aidée à
se déshabiller), et l’avoir vue bien confortablement au lit dans la
chambre de derrière du premier étage, se retira dans son propre
appartement, à l'étage de la corniche. Nonobstant sa déclaration en
présence du
Weitere Kostenlose Bücher