Bataillon de marche
petit trou dans le toit. Il trébucha sur la lessive de M me Schultze et renversa le seau de linge d’un coup de pied. M me Schultze arriva avec une poêle pleine de beignets qu’elle lui flanqua en pleine figure. Tout ça finit par une peignée au milieu des beignets et du linge. Ils gueulaient tous les deux ; alors s’en mêla Eva, la fille de M me Schultze qui s’était fait avorter trois fois ; elle se mit à cogner sur le vieux qui cria : « Au secours, police ! », et ils se dénoncèrent mutuellement à la police qui donna une tournée au vieux ; mais il la rendit en double à ma mère et à nous autres.
» Le jour arriva où je suis rentré de l’école. C’était un si beau jour ! Le dernier avant les vacances. J’étais si content que je ne peux pas dire à quel point je l’étais. Mon Dieu ! que j’étais heureux. En arrivant à la maison, j’ai été étonné de ne pas entendre la machine à coudre de maman qui marchait toujours pleins gaz à cette heure-là. Maman faisait de petits étuis pour calendriers de poche qui servaient de réclame à des magasins. Quand je suis entré, j’ai entendu maman gémir, un long gémissement comme lorsqu’elle accouchait. »
Heide leva les yeux sur les flocons de neige qui descendaient du ciel gris. Il caressait la tête du chien jaune. Et nous pouvions à peine en croire nos yeux, mais le méchant chien lui léchait le visage, et le méchant Heide lui souriait en le grattant derrière l’oreille.
– Sainte Marie ! Que j’ai eu peur quand j’ai entendu la plainte de ma mère. J’avais surtout envie de m’enfuir mais je n’osais pas. Peut-être maman était-elle malade. La porte grinça terriblement. Le vieux avait l’habitude de la graisser avec du tabac, mais il ne l’avait pas fait depuis longtemps. Maman était étendue sur le matelas près du mur ; nous avions quatre matelas mais c’était trop peu. Cari et moi couchions sur de vieux sacs de café que nous avions volés dans les hangars, et ils n’étaient pas si mal pour dormir, ces sacs ; ici, je les regrette souvent ! Les yeux de maman ressemblaient à ceux des cadavres que nous avons vus à la fabrique de Kiev.
Nous revîmes en un éclair les cadavres de la fabrique de Kiev. Chacun avait un trou dans la nuque, et quelques-uns un trou de sortie près de la racine du nez, mais ça n’était pas le pire, nous avions vu ça si souvent… Non, le pire, chez ces cadavres, c’étaient les yeux : de grands yeux avec une expression haletante, fiévreuse. Nous comprenions ce que ces o liquidés » avaient ressenti juste avant d’être abattus.
– C’était exactement cette expression qu’avaient les yeux de maman.
Heide regarda de nouveau les nuages de neige ; ses lèvres n’étaient qu’une seule gelure ; dans son visage croûté de gel, on devinait seulement les yeux à demi cachés par les paupières gonflées ; l’oreille gauche toute rongée n’était qu’une plaie.
– « Petit père sera certainement en colère quand il va rentrer », gémit maman. Elle avait peine à respirer et son souffle sifflait comme un moteur qui étouffe ; elle suait d’une manière fantastique, bien plus que le jour où nous avons fait cette marche derrière les casernes de Paderborn. C’étaient de vraies rivières qui coulaient surtout là où les cheveux commencent. – Heide montra du doigt la racine des cheveux. – J’essuyais la sueur avec ma main parce que c’est désagréable de rester tranquille et de transpirer, les mouches viennent et boivent la sueur ; il y avait des quantités ahurissantes de mouches, les noires qui vont sur les hommes et les jaunes qui piquent les vaches ; ce sont les noires qui sont les pires et c’étaient les plus nombreuses. « Papa sera furieux quand il me trouvera là à ne rien faire. » Elle essaya de se lever mais n’y réussit pas.
» Notre mère n’était pas du tout paresseuse, je ne l’ai jamais vue ne rien faire. – Heide nous regarda tandis qu’il grattait le chien jaune derrière l’oreille. – Les gars, vous croyez peut-être que je mens, mais je vous donne ma parole, tout aussi vrai que je suis le pire de l’armée des réprouvés, un rien du tout, un saoulot, et un voleur qui ne vaut pas mieux que le cul d’un SS, mais je n’ai jamais vu ma mère ivre. »
Il regardait autour de lui avec fierté, et frotta précautionneusement son visage gelé dont il retira une croûte qu’il donna au
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