Bataillon de marche
chien.
– Ma mère était une femme très bien et de bonne famille ; son père était chef de camp, ainsi que mon grand-père maternel. Ils avaient un vrai appartement, deux chambres au troisième, et un piano marron sur des pieds de lion et des roulettes. Nous adorions maman. C’était elle qui tenait toute la vermine ensemble : le taudis, le chien, le chat, le vieux, nous autres les gosses. Maman ne nous battait jamais, elle n’avait pas d’alcool caché dans les cabinets comme M me Schultze, ni d’esprit-de-vin dans le compteur du gaz comme M me Hinze-berg.
Celle-là était tellement ivre le samedi soir que ça n’avait pas l’air vrai ; M me Schultze et les autres étaient ivres aussi, mais pas autant, et toutes ces grues chantaient des chansons sales qui les faisaient rire. Nous autres gosses, on écoutait aux portes sans oser rire avant qu’elles ne soient tout à fait pochardes. Quand la Hinzeberg tomba dans l’escalier, elles se mirent toutes à hurler des ordures, alors nous les gosses on avait osé se marrer. Mais maman n’en était jamais. Le samedi soir, elle effilochait toujours de vieux chiffons, et les fils servaient à ravauder nos bas qui n’étaient qu’une énorme reprise ; on ne savait plus comment ils étaient au début, mais c’étaient de belles reprises, vous savez ! Mère était adroite, et c’était naturellement parce qu’elle venait d’une bonne famille.
» Un jour, le vieux essaya de la faire boire de force avec M. Schultze, mais ça ne marcha pas ; on ne pouvait pas jouer ce jeu-là avec maman. Elle donna un coup de couteau dans la cuisse du vieux et un coup de bouteille à M. Schultze. Il fallait voir saigner ces deux dégueulasses. Plus tard naturellement, maman reçut une tournée du vieux, c’était obligé parce que la discipline et (l’ordre sont nécessaires. »
Heide cracha dans le vent et tapota amicalement le chien jaune qui appuyait sa tête contre le genou de son nouvel ami.
– Seigneur, ce que nous pouvions aimer maman ! Je ne peux pas vous dire ce que je ressentais, alors que j’étais assis par terre, regardant maman couchée sur le matelas et malade à mourir. Je caressais sa main et lissais ses cheveux comme je le fais pour ce chien ; je lui essuyais le front. Oui, vous comprenez bien, je faisais tout ça, tout ce qu’on fait pour montrer à quelqu’un qu’on l’aime. Quand on se trouve assis comme ça à côté de sa mère, tout ce qui est triste disparaît. On se sent calme. Je faisais tout ce que je pouvais pour ne pas pleurer mais c’était difficile… – Heide jeta une boule de neige dans la nuit, une boule dure comme du fer qu’il avait pétrie dans sa main. – Et je me suis endormi sur le matelas à côté de maman.
» Le matin, juste avant que le soleil ne paraisse au-dessus de l’écurie, je me suis réveillé. Je ne sais pas si vous connaissez ça : on sent tout à coup qu’il s’est passé quelque chose de terrible. C’était comme ça pour moi, je savais qu’il s’était passé quelque chose. La pièce était affreusement silencieuse. Il manquait un bruit. Je suis resté sans faire un mouvement, mes yeux errant autour de la chambre. Tout à coup, je me suis rendu compte que le bruit que je cherchais c’était le souffle de maman. Maman ne respirait plus. Je sautai sur mes pieds et je la regardai fixement : « Maman l criais-je avec désespoir. Maman ! » Ses yeux étaient grands ouverts, fixes, et dis ne voyaient plus. Vous ne pouvez pas comprendre, je n’avais que dix ans, non, seulement neuf, et il y a de cela dix-sept ans. On a vu tant de morts, ça ne nous fait plus rien, sauf quand on est de a service spécial d pour pendre ou fusiller quelqu’un. Ça, on ne s’y habitue jamais tout à fait, mais ce n’est encore irien à côté de cette matinée avec maman. Je l’aimais tellement… »
Nous regardions Julius Heide à la dérobée. Il était là dans la neige, le dos appuyé contre un muret de blocs qui nous protégeait du vent glacé, et il racontait la tragédie survenue à des centaines de kilomètres vers l’ouest, dans une ville minière et sale. Il pleurait.
– J’étais tellement affolé que je me suis jeté sur son corps pour la réveiller, mais tout était fini. Le vieux est rentré, complètement ivre, et comme toujours dans ce cas-là, méchant. M arriva avec Schmidt le Rouge, de la mine 3. C’est-à-dire, Schmidt le Rouge n’était plus à la mine 3, il n’y
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