Bataillon de marche
Barcelona. Vos bordels, on en a marre à la fin. – M se pencha en avant, très excité. – Non, un après-midi à Vienne, dans le Park, à la fin mai ou au début de juin…
– Il te les faut à date fixe ? intervint Petit-Frère.
– Ta gueule ! jura Barcelona. Ecoute ce que je dis. Donc, à Vienne, dans le Park, l’été, avec des filles aux robes claires et une musique lascive dans un bar. Deux types de la bonne espèce de tziganes qui savent faire vibrer un violon, ça vous donne envie de se serrer en dansant.
« Joue, tzigane, joue,
« Et rends fou toutes les femmes du monde… » chantait Barcelona d’un air extasié.
A cet instant retentirent quelques coups de feu.
– Ça commence, cachez-vous, murmura Alte.
L’obscurité augmentait, la fusillade devenait plus vive. La peur nous tenaillait et nous ne nous doutions pas que les collègues russes avaient tout aussi peur. Ils faisaient un pas, se terraient, tiraient au hasard de toutes leurs armes ; on voyait bien que pour un rien, ils auraient détalé, mais leurs commissaires les houspillaient avec force jurons et malédictions.
C’étaient de tout jeunes types, fraîchement sortis des sections de komsomols et formés en bataillons de recrues ; leur premier combat en fait, et ils ne savaient encore guère contre quoi ils se battaient. Le commissaire a bien dit « saboteurs », mais ce mot ils l’ont entendu si souvent que ça couvre bien des idées, depuis le garçon qui se coule dans un cinéma en fraude, jusqu’au ministre ou au général que l’on pend pour haute trahison. Les armées fascistes des envahisseurs étaient aussi des « saboteurs ». Nous entendîmes un de ces jeunes demander à son chef, officier chevronné du front avec trois rangées de rubans sur la poitrine, s’il distinguait un de ces saboteurs nazis.
– J’aimerais tant en liquider un, de ces salauds ! – Et il regarda avec amour son fusil mitrailleur qui n’avait encore jamais visé un être vivant.
Le dur officier du front gronda méchamment en envoyant une salve de son M. P. entre les arbres.
– Quand tu verras les fascistes, tu seras déjà mort, panjemajo. On tire sur un fasciste quand on le sent, pas quand on le voit.
Ces mots furent dits un peu trop haut ; nous entendions tout. Le légionnaire se redressa et envoya quelques rafales dans la direction des voix. Une salve atteignit en pleine poitrine la jeune recrue qui s’effondra avec un gargouillement. Le garçon aurait voulu dire quelque chose, mais n’y parvint pas ; on le voyait se tordre sur la neige. L’officier jura et recula de quelques pas, sans s’occuper du blessé. Il se cacha dans des buissons épais, l’oreille au guet. On n’entendit plus un bruit…
Le petit légionnaire fixait l’obscurité, comme il l’avait fait si souvent avec ses camarades français, au Maroc ou dans les djebels algériens. Heide bougea. Il rampait sous le taillis, suivi de près par Porta et Petit-Frère. Le légionnaire sourit, content ; c’était lui qui leur avait appris à ramper comme les Arabes le lui avaient enseigné à lui-même. Barcelona Blom avec sa mitrailleuse couvrait les trois qui rampaient vers le lieutenant russe à l’écoute. Nos armes étaient prêtes à cracher la mort.
Une branche se casse avec un bruit qui nous semble celui du tonnerre. Le lieutenant russe fait feu… Barcelona sourit, la mitralleuse crépite.
– Bonne nuit, belle dame ! ricane Barcelona.
Le lieutenant laisse tomber son arme et pousse un cri perçant :
– Je suis aveugle ! Je suis aveugle !
Il implore Dieu et Staline, court en rond, s’arrête, trébuche dans îles buissons et, comme un homme ivre mort, s’avance vers nous en criant toujours. Le légionnaire se leva, appuya le fusil contre son épaule et lâcha tout le chargeur dans le corps torturé du lieutenant. L’homme tomba en avant, d’abord à genoux, puis en arrière, en tenant toujours ses mains contre ses yeux ensanglantés. Son visage n’était qu’une masse de chair rouge. Heide lui jeta une grenade miséricordieuse et le cri s’éteignit. Tout autour, se levèrent des silhouettes 6ombres qui couraient, prises de panique.
– Descends les vite ! cria Porta,
Toutes les armes tonnent à la fois. Nous rions, c’était une proie facile, mais quelque part, dans la forêt, retentit la voix du commissaire injuriant ses troupes.
– Filons ! dit Alte. Ils ont plus peur du commissaire que de nous.
Et nous voilà
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