Ben-Hur
s’écria la mère avec un gémissement déchirant, le pauvre est mort. Il est mort.
– De qui parles-tu, mère ?
– De ton frère ! Ils lui ont tout pris, tout, même cette maison.
– Il est pauvre ! répéta Tirzah d’un air égaré. Il ne pourra jamais venir à notre secours. Que deviendrons-nous, mère ?
– Demain, demain, mon enfant, nous irons chercher une place au bord du chemin et nous demanderons l’aumône, comme le font les lépreux. Nous mendierons ou…
Tirzah se serra contre elle et murmura tout bas :
– Mieux vaut mourir, mère, mieux vaut mourir.
– Non, répondit la mère d’un ton ferme. L’Éternel a fixé notre heure, et nous croyons en lui. Attendons-nous à lui pour cela, comme pour le reste.
Elle prit la main de Tirzah et l’entraîna droit devant elle. Quand elles tournèrent l’angle méridional de la maison, elles s’arrêtèrent un instant, hésitant à s’exposer à la lumière de la lune qui éclairait toute la façade du palais et une partie de la rue ; puis la veuve, toujours courageuse, reprit son chemin, après avoir jeté un long regard sur les fenêtres de son ancienne demeure. Ceux qui les auraient rencontrées à cette heure tardive, où la ville était presque déserte, auraient pu lire sur leurs visages dévastés toute l’étendue de leur affliction, mais il eût été impossible de dire laquelle des deux était la mère ou la fille, elles semblaient être également vieilles, également décrépites.
– Quelqu’un est couché sur le perron, dit tout à coup la mère, c’est un homme, faisons un détour afin d’éviter de passer trop près de lui.
Elles prirent l’autre côté de la rue et avancèrent dans l’ombre, puis elles s’écartèrent en face de la porte.
– Il dort, Tirzah !
Cet homme, en effet, était parfaitement immobile.
– Reste ici, je veux essayer d’ouvrir la porte.
La veuve traversa de nouveau la rue et s’aventura jusqu’à toucher le guichet. Elle ne sut jamais s’il céda sous sa main, car au même moment l’homme couché à quelques pas d’elle soupira et se retourna, en rejetant en arrière le mouchoir qui recouvrait sa tête, de manière à permettre à la lune d’éclairer en plein son visage. Elle se pencha pour le regarder et tressaillit, elle se pencha encore plus bas et le contempla longuement, puis elle se leva, joignit les mains et tourna ses yeux vers le ciel, comme pour lui adresser un muet appel. L’instant d’après elle se précipitait vers Tirzah.
– Aussi vrai que l’Éternel est vivant, cet homme est mon fils et ton frère, dit-elle d’une voix étouffée.
– Mon frère ? Juda ?
– Viens, reprit sa mère toujours du même ton, en saisissant sa main, viens, nous le regarderons ensemble encore une fois, – rien qu’une fois – et puis, Seigneur, tu auras pitié de tes servantes !
Elles s’avancèrent vers le dormeur, aussi rapidement, silencieusement que deux fantômes et ne s’arrêtèrent que lorsque leur ombre tomba sur lui. Une de ses mains était étendue, la paume en dehors, sur la pierre. Tirzah tomba sur ses genoux tout à côté, elle l’aurait embrassé, si sa mère ne l’avait tirée en arrière.
– Non, non, quand il irait de ta vie ! Souillées, souillées ! murmurait-elle.
Tirzah se détourna avec autant d’horreur que si la lèpre avait posé son empreinte sur Ben-Hur lui-même. Il avait un visage d’une mâle beauté. Ses joues et son front étaient hâlés par le vent du désert, ses moustaches légères recouvraient des lèvres rouges entre lesquelles brillaient des dents blanches, et sa barbe soyeuse ne voilait pas entièrement les contours arrondis de son menton et de son cou. Comme sa mère le trouvait beau, comme elle aurait voulu le prendre dans ses bras, appuyer sa tête contre son sein et l’embrasser, comme aux jours de son heureuse enfance ! Mais elle puisait dans la profondeur même de son amour pour lui, la force de résister à ce désir. Quand il se serait agi pour elle de retrouver à ce prix sa santé, sa fortune, ou de sauver sa vie, elle n’aurait pas consenti à poser sur sa joue ses lèvres rongées par la lèpre ! Mais il fallait pourtant qu’elle le touchât, en cet instant où elle le retrouvait pour renoncer à lui à jamais. Elle s’agenouilla et rampant jusqu’à lui elle embrassa la semelle couverte de poussière de l’une de ses sandales ; elle l’embrassa à
Weitere Kostenlose Bücher