Berlin 36
un appartement luxueux, n’est-ce pas ? demanda Hitler. Je n’attache aucune valeur au confort, ni à la possession des choses. J’ai besoin de chaque heure de ma vie pour la consacrer à résoudre les problèmes de mon peuple, et c’est ce qui explique que toute appropriation banale d’un lieu n’est pour moi qu’un obstacle, un fardeau. Même le temps que je consacre à ma bibliothèque, je le considère comme volé, et il se trouve que je lis énormément.
Il s’interrompit :
— Puis-je vous faire servir quelque chose ?
— Un jus de pomme, fit-elle au hasard.
— Un jus de pomme, répéta-t-il à l’adresse de Frau Winter qui hocha la tête et gagna aussitôt la cuisine.
— C’est dans les livres que je m’enrichis. J’ai beaucoup à rattraper, des lacunes à combler… Vous savez, quand j’étais jeune, je n’ai eu ni les moyens ni la possibilité d’acquérir une culture suffisante. A présent, chaque nuit, je lis au moins un livre, parfois deux, même si cela m’oblige à me coucher tard.
— Et quelle est votre lecture préférée ?
— Schopenhauer. Il a toujours été mon maître.
— Pas Nietzsche ? s’exclama-t-elle, surprise.
— Non, répliqua-t-il en souriant. Nietzsche ne me mène pas loin et ne m’apporte pas grand-chose. Il est plus artiste que philosophe, il ne possède pas cette clarté de cristal des raisonnements de Schopenhauer, cette limpidité de l’intelligence.
— Comment avez-vous occupé votre soirée de Noël ? lui demanda-t-elle, changeant de sujet de crainte qu’il ne s’étendît sur ses lectures favorites.
Un voile de mélancolie ternit les yeux du Führer.
— Les gens pensent que je passe Noël dans le faste. En réalité, j’ai demandé à mon chauffeur de rouler sans but sur les routes de campagne, à travers les villages, jusqu’à ce que la lassitude d’être assis dans ma Mercedes me gagne. Je fais cela chaque année le soir de Noël.
Il se mordit la lèvre inférieure, puis ajouta, comme pour se justifier :
— Je n’ai pas de famille, et je vis seul !
Leni ne put se retenir.
— Et pourquoi ne vous mariez-vous pas ? Toutes les femmes d’Allemagne sont à vos pieds !
— Impossible, fit-il en haussant les épaules. Il serait irresponsable de ma part de lier le destin d’une femme au mien. En quoi profiterait-elle de moi puisqu’il lui faudrait presque tout le temps rester seule ? C’est à mon peuple que va tout mon amour. Et supposez que j’aie des enfants, que deviendraient-ils si jamais la chance cessait d’être de mon côté ?
Hitler éleva le ton et poursuivit :
— A ce moment-là, vous pouvez être sûre que je n’aurais plus aucun ami et que mes enfants devraient supporter les pires humiliations, et peut-être même mourir de faim !
Il monologua un moment sur la fidélité en amitié, puis demanda à son invitée :
— Et vous-même, où en êtes-vous ? Avez-vous des projets ?
Leni sursauta :
— Comment ? Le Dr Goebbels ne vous a rien dit ?
Hitler hocha la tête en signe de dénégation. Contenant sa colère à l’égard du ministre de la Propagande qui, une fois de plus, lui avait menti, elle s’expliqua :
— Je compte réaliser un documentaire sur les jeux Olympiques de Berlin.
Le Führer fronça les sourcils.
— C’est une mission très intéressante pour vous… Mais je croyais que vous ne vouliez plus réaliser de documentaires afin de vous consacrer à votre carrière d’actrice ?
— C’est vrai, soupira-t-elle. Et vous pouvez être certain que c’est vraiment la dernière fois que je le fais. J’ai beaucoup hésité et réfléchi, mais trois choses ont fait pencher la balance : cette chance extraordinaire offerte par le CIO ; la générosité exceptionnelle du contrat avec la Tobis ; et, par-dessus tout, l’idée que nous n’étions pas près de recevoir de nouveau chez nous, en Allemagne, des jeux Olympiques. Cela dit, je ne sais pas si je serai à la hauteur…
Frau Winter apporta le jus de pomme. Leni but le verre d’un trait.
— Vous avez tort de douter, lui dit Hitler. Vous devez en finir avec ce manque de confiance en vous. Ce que vous allez faire sera certainement de très haute valeur, même si cela apparaîtra toujours incomplet à vos yeux. Qui, à part vous, serait en mesure d’entreprendre un film sur les Jeux ?
— Vous me flattez, murmura Leni en rougissant.
— En ce qui me concerne, je dois vous avouer que je ne
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