Berlin 36
êtes de Paris ? lui demanda-t-il en s’asseyant à califourchon sur une chaise, les bras sur le dossier.
— Pas du tout, je viens du Liban.
— Mais vous vous exprimez parfaitement en français !
— Le Liban est sous mandat français. Et j’ai fait mes études chez les pères jésuites…
Le pianiste ficha une Muratti entre ses lèvres et craqua une allumette. La tête inclinée, il tira sur sa cigarette, puis agita le poignet pour éteindre la flamme.
— Vous êtes journaliste ? reprit-il.
— Non, pharmacien. Je possède une officine place des Canons, à Beyrouth. Mon nom est Pierre Gemayel. Mes amis m’appellent « cheikh Pierre ».
— Et que faites-vous dans notre beau pays ?
— Je suis le fondateur et le président de la Fédération libanaise de football. Je suis à Berlin en compagnie de mon camarade Hussein Sejaan pour assister à l’assemblée qui doit voter l’adhésion du Liban à la Fédération internationale de football, la FIFA. J’en profiterai pour assister aux jeux Olympiques…
— Comment trouvez-vous l’Allemagne ?
— Je n’ai pas encore eu l’occasion de bien la visiter. Mais j’en admire la discipline… Tenez, ce matin même, j’ai fait tomber un ticket par terre. Un monsieur bien mis m’a abordé et m’a montré la poubelle. J’ai trouvé admirable son esprit civique. Chez nous, à Beyrouth, le désordre est la règle. Les Méditerranéens sont ainsi : le laisser-aller et l’indolence font partie de leur patrimoine !
— La discipline a du bon, répliqua Oskar, mais elle devient abusive quand les libertés sont bridées. L’Allemagne nazie est devenue une immense prison. Tout le monde est sous surveillance. Depuis que Hitler est au pouvoir, c’est la dérive totalitaire : on court à notre perte.
— Mais le peuple allemand a l’air de l’aduler !
Le pianiste eut un sourire narquois.
— Les gens sont des moutons de Panurge. Ils suivent leur Führer sans réfléchir parce qu’il a réintroduit l’apparat et le mysticisme dans leur vie terne. Ils sont endoctrinés, subissent un lavage de cerveau permanent. Savez-vous que Hitler a complètement nazifié les écoles et y a introduit de nouveaux manuels nazis qui falsifient l’histoire ?
Il hocha la tête avec consternation, puis enchaîna :
— Mes compatriotes le prennent pour le Messie, mais lequel d’entre eux a réellement saisi les idées monstrueuses qu’il développe dans Mein Kampf ? Avez-vous eu l’occasion de le lire ?
— Pas encore, admit cheikh Pierre.
— Laissez-moi vous en lire quelques passages révélateurs, proposa Oskar en se levant.
Il disparut un court moment dans l’arrière-salle et revint avec le livre en question.
— Hitler a supprimé unilatéralement les stipulations militaires du traité de Versailles, rétabli le service obligatoire, décrété la formation d’une armée de conscrits et déchiré le traité de Locarno en ordonnant la réoccupation de la zone démilitarisée de Rhénanie. En dépit de ces mesures belliqueuses, il prêche sans cesse la paix. Or, que dit-il précisément dans Mein Kampf ? Ecoutez bien : « L’idée humanitaire du pacifisme est peut-être excellente mais à la condition que l’homme supérieur ait d’abord conquis et subjugué le monde au point d’être devenu le seul maître du globe. Il faut donc d’abord se battre et l’on verra ensuite ce qui pourra se faire… Il faut poser bien clairement que le recouvrement des régions perdues ne s’effectuera que par la force des armes. Nous devons entreprendre une politique active et nous lancer dans une guerre finale et décisive contre la France… »
— De quel « homme supérieur » s’agit-il ?
— De l’homme aryen, bien entendu. Dans un autre passage du livre, il proclame : « L’Etat qui, à une époque où les races se corrompent, prendra soin de cultiver ses meilleurs éléments raciaux, deviendra sûrement un jour le maître de la terre… Nous sentons tous que, dans un avenir éloigné, l’humanité fera peut-être face à des problèmes que seule pourra surmonter une Race maîtresse suprême en disposant des moyens et des ressources de tout le globe… »
Le Libanais émit un long sifflement.
— Tout est écrit dans ce livre ? demanda-t-il, sidéré.
— Tout, mais personne ne l’a compris ! Le peuple est aveugle et naïf…
Helmut apporta la chope de bière. Cheikh Pierre la but avec délectation en
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