Berlin 36
influencer…
— Qu’en penses-tu ? Quelle attitude devrions-nous adopter ?
— Moi, Helen, je ne m’occupe pas de politique. Je suis là pour courir, un point c’est tout. Toute ma vie gravite autour du sport, je me suis entraîné jour et nuit pour me qualifier, je ne vais pas laisser la politique me confisquer mes rêves !
— Crois-tu que nous devrions rester sur la ligne de départ ?
— C’est insensé, répondit-il en haussant les épaules. C’est plutôt en remportant des médailles qu’on défiera vraiment le régime nazi…
— Tu as sans doute raison.
Helen remercia Jesse et prit congé.
— Brave fille, se dit-il en refermant la porte. Dommage qu’elle soit si peu féminine !
Le lendemain, le temps se gâta. Jesse attrapa un rhume. Il assista à une grande réunion réunissant toute l’équipe américaine, entraîneurs compris, puis reçut son maillot officiel, un survêtement, un costume et un chapeau qui se révéla trop étroit.
— Et nos chaussures ? demanda-t-il à Larry Snyder.
— Le Comité olympique américain et l’AAU n’ont pas les moyens de nous en procurer, lui répondit l’entraîneur en haussant les épaules.
— Unbelievable !
— C’est malheureusement la vérité. Pour se faire un peu d’argent et couvrir les frais du voyage, le Comité souhaite même que nous participions à des compétitions en Europe après les Jeux…
— C’est donc cela, l’« amateurisme » ?
— La situation ne peut plus durer. Il est temps que les choses bougent, que les sportifs sortent du cadre universitaire pour devenir de vrais pros soutenus par des clubs dotés de moyens. Autrement, dans dix ans, il n’y aura plus d’athlétisme !
— Mais comment fera-t-on sans chaussures ? reprit Jesse. On courra pieds nus ?
— Bien sûr que non, on n’est pas chez les Zoulous ! Une fois à Berlin, je t’achèterai les meilleures chaussures qui existent. Il paraît qu’un artisan du nom d’Adi Dassler 2 en confectionne d’excellentes.
— Sinon, je peux tout à fait courir pieds nus, coach .
Larry Snyder esquissa un sourire : Jesse Owens ne plaisantait pas.
*
Le paquebot proposait des mets variés – rosbif, pommes de terre bouillies, poulet frit, salades, soupes, glaces – mais offrait peu de distractions, hormis le casino où certains athlètes venaient dépenser de petites sommes. Pour les sportifs désireux de s’entraîner, il était possible de courir sur le pont, de nager dans une petite piscine à l’eau glaciale ou de s’exercer au tir sur des cibles flottantes. Mais ces activités étaient tributaires du climat : par temps orageux, la mer était si houleuse qu’elle faisait tanguer le navire, empêchant toute activité sportive à bord.
Ce soir-là, alors qu’il se promenait sur le pont en compagnie de Dave, Jesse aperçut une jeune femme aux cheveux bruns légèrement bouclés, très belle, vêtue d’un peignoir transparent qui laissait deviner les courbes parfaites de son corps. Elle était ivre et titubait, une bouteille de champagne à la main, en chantant à tue-tête.
— Qui est-ce ? demanda Jesse, à la fois ébloui par la beauté de cette femme sensuelle et écoeuré de la voir dans cet état.
— La championne de natation Eleanor Holm. C’est elle qui a obtenu la médaille d’or aux Jeux de Los Angeles.
— Qu’est-ce qu’elle est bien roulée ! Vise les cuisses et la poitrine !
— Elle a connu un drôle de parcours…
— Raconte !
— Elle était l’épouse du chanteur Arthur Jarrett et écumait les boîtes de nuit en sa compagnie. Elle se produisait vêtue d’un maillot blanc, d’un chapeau de cowboy et de bottines, et chantait « I’m an Old Cowhand from the Rio Grande ». Elle s’est habituée à un mode de vie bien différent de celui des autres sportifs : parfois, elle allait s’entraîner à la piscine à 3 heures du matin !
— Je vois, observa Jesse, pensif. Elle est tout ce que le président Brundage déteste. Elle fume, elle boit, elle a de l’argent alors que les athlètes sont censés rester pauvres, elle bosse dans les bars et elle est mariée !
C’est à ce moment précis qu’Ada Sackett, la responsable de l’équipe de natation, fit son apparition. Avertie des dérapages d’Eleanor, elle accourait pour la réprimander.
— Vous êtes irresponsable ! s’écria-t-elle en lui arrachant sa bouteille des mains. L’exemple que vous donnez aux autres est
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