Berlin 36
transcrire sur son calepin :
Je suis fier d’être Américain. Je vois le soleil briller à travers les nuages quand je me rends compte que des millions d’Américains reconnaissent enfin que ce que nous accomplissons, nous, les Noirs, est pour la gloire de notre pays et de nos compatriotes, et que les Nègres sont aussi des citoyens à part entière .
— C’est tout ? fit-elle, un peu déçue par la brièveté du message.
— Tout y est, répliqua Jesse.
Eleanor rangea son carnet. Son coude effleura le bras de Jesse qui frémit. Cette femme était d’une grande sensualité. Consciente de son pouvoir de séduction, elle en jouait avec habileté.
— Que penses-tu de la rencontre d’Helen Stephens avec le Führer ? lui demanda-t-elle.
Jesse ignorait tout de cette affaire. Eleanor la lui raconta en détail.
— Et toi, il ne t’a pas reçu ? reprit-elle.
— Non, mais j’ai reçu son message.
— Je ne comprends pas…
Jesse Owens haussa les épaules.
— Il n’y a rien à comprendre, Eleanor. Je lui répondrai sur le terrain !
*
Le lendemain matin, Jesse Owens se présenta au stade pour disputer la finale du 200 mètres. Ses adversaires étaient redoutables : il y avait là ses compatriotes Robinson et Packard, le Hollandais Osendarp, le Suisse Haenni et le Canadien Kerr.
— Auf die Plätze !
Il prit place dans le deuxième couloir, s’accroupit et palpa la cendrée : elle était lourde, trempée de pluie. Il releva la tête et plissa le front.
— Fertig !
Il rassembla toute son énergie et se concentra, sourd aux acclamations de la foule, acquise à sa cause depuis sa victoire « fraternelle » sur Luz Long. Au coup de feu du starter, il prit un départ fulgurant. Il négocia admirablement le virage et, avec une facilité déconcertante, parcourut la ligne droite et termina premier, à quatre mètres de Robinson et à six d’Osendarp, meilleur sprinter d’Europe !
— 20 secondes 7/10, annonça le juge. Nouveau record du monde !
Larry Snyder tressaillit. Il avait eu raison de croire en son poulain, il avait toujours su qu’il ne le décevrait pas, mais n’aurait jamais imaginé qu’il pût remporter trois médailles d’or aux jeux Olympiques face aux plus grands athlètes de son temps.
Jesse Owens monta sur le podium et écouta l’hymne de son pays en faisant le salut militaire. Il chercha Hitler du regard, mais, une fois de plus, ne le trouva pas.
*
Tard dans la nuit, Joseph Goebbels rentra chez lui et se servit un remontant. Il se sentait humilié, incapable de digérer les victoires de Jesse Owens. Pour transformer les Jeux en grand-messe à la gloire du III e Reich, il avait tout orchestré, tout prévu, absolument tout, sauf cela. En courant, et presque sans l’avoir voulu, ce Nègre, ce trouble-fête, avait balayé ses théories sur la pureté raciale et remis en question les idées sur la supériorité aryenne qu’il assenait depuis des mois dans les meetings et les camps des Jeunesses hitlériennes. Qu’allait dire le Führer ? Il l’avait vu sortir du stade, ulcéré. Allait-il le tenir responsable de cette déroute ?
Goebbels s’assit à son bureau, décapuchonna son stylo et nota dans son journal :
L’après-midi au stade. Grande agitation… Epreuves excitantes. Nous, les Allemands, obtenons une médaille d’or, les Américains trois, dont deux grâce à un Nègre. C’est une honte ! L’humanité blanche devrait avoir honte ! Mais qu’est-ce que cela peut bien faire là-bas, dans ce pays sans culture ?
Il posa son stylo et se relut. « Scheisse ! », maugréa-t-il en frappant du poing sur la table.
9
Où Claire se fait réprimander par un inspecteur
de la Gestapo qui cite Ponce Pilate
Le Berlin U-Bahn filait à vive allure. Claire détestait le métro, mais, pour échapper aux embouteillages qui asphyxiaient la ville, elle l’empruntait volontiers. Debout, cramponnée à une courroie, elle observait les passagers qui l’entouraient : Américains, Français, Suédois, Italiens, Japonais… Grâce aux Jeux qui attiraient des milliers de touristes et de participants du monde entier, le cosmopolitisme qui faisait autrefois la singularité de la ville resurgissait enfin. Munis de guides, de cartes et de drapeaux, ces visiteurs paraissaient heureux de se trouver là, de participer à la fête, de découvrir Berlin et ses monuments : la porte de Brandebourg, surmontée d’une déesse de la
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