Berlin 36
pas juste, protesta Glickman. Tous ces sacrifices pour être écartés à la dernière minute ! Cela fait quatre mois que nous nous entraînons jour et nuit, nous avons bâti une équipe soudée et homogène…
— Nous avons appris que les Allemands réservaient leurs meilleurs sprinters pour la course de relais, expliqua l’entraîneur. Nous devons les surprendre en alignant à notre tour nos meilleurs sprinters, à savoir Jesse et Ralph, qui ont déjà obtenu d’excellents résultats.
Glickman ne s’avoua pas vaincu. Il revint à la charge :
— Il n’y a aucune raison de croire que les Allemands représentent une menace pour nous dans la course de relais. Et puis, il était prévisible qu’ils aligneraient leurs meilleurs sprinters… Ils ne vont tout de même pas faire courir des éclopés !
Il se leva et enchaîna brutalement :
— Votre décision est politique, avouez-le ! Vous ne voulez pas embarrasser les nazis en alignant deux Juifs, voilà tout !
— Ce n’est pas vrai, riposta Robertson. C’est de la pure paranoïa !
— De la paranoïa ? Nous sommes les deux seuls Juifs sur les soixante-six membres de l’équipe américaine d’athlétisme. Ce n’est pas un hasard si cette mise à l’écart nous vise !
— Ne soyez pas insolent ! s’écria l’entraîneur en affichant un air indigné.
— Si nous ne courons pas, vous serez violemment critiqués à votre retour aux Etats-Unis. Assumez-vous ce risque ?
— Nous l’assumons, conclut Robertson d’un ton sec. La séance est levée !
Jesse grimaça. Cette situation l’embarrassait d’autant plus que Sam Stoller, qui n’avait dit mot pendant toute la réunion – considérant sans doute que le silence était la meilleure réponse à la bêtise –, était un ami. Dans les compétitions interuniversitaires, ils s’étaient affrontés une vingtaine de fois, sans jamais se départir de leur fair-play. Prendre sa place alors qu’il n’avait commis aucune faute était profondément injuste. Au moment de sortir, Jesse s’approcha de lui et posa une main sur son épaule.
— Désolé, champ , je suis sincèrement désolé.
Le jeune homme hocha la tête.
— Je fête aujourd’hui mon vingt et unième anniversaire, murmura-t-il. Drôle de cadeau, hein ?
Il renifla et ajouta d’un ton amer :
— Ils m’ont poignardé dans le dos, Jesse. Tu te rends compte ? C’est honteux ! Nos propres frères, nous exclure parce que nous sommes juifs ? Que laissent-ils pour les nazis ?
— Courage, champ . Tu as tout l’avenir devant toi !
— Non, Jesse, non. A partir de ce jour, c’est décidé, je ne courrai plus jamais.
12
Où l’on voit Werner résister comme il peut
— Alors, tu ne boycottes pas les Jeux ?
Werner Seelenbinder sourit. Que répondre à la question ironique de son père ?
— Non, les nazis ont levé la suspension qui me frappait, je ne vais pas rater cette occasion !
— J’espère que tu ne nous referas pas le coup de la dernière fois !
— Quel coup ? demanda le lutteur en fronçant les sourcils.
— Tu feras le salut nazi, n’est-ce pas ? Même Helene Mayer, l’escrimeuse juive dont les autorités allemandes ne voulaient pas et qui a été intégrée in extremis dans l’équipe nationale pour ne pas déplaire au CIO, a finalement exécuté le salut quand elle est montée sur le podium !
— On verra, papa, on verra ! fit-il, évasif.
Ce que Werner ne pouvait avouer à son père, c’est que ses amis de l’Uhrig Group ourdissaient un complot d’une plus grande portée qu’un simple refus de faire le salut nazi. Il s’agissait pour lui de remporter la médaille d’or afin d’avoir accès aux médias du monde entier. Fort de sa victoire, il pourrait dénoncer les dérives du nazisme en direct sur les ondes de toutes les radios internationales qui l’interrogeraient sur sa performance sportive. Le coup était risqué, certes, mais des amis suédois communistes lui avaient promis de l’aider à quitter le pays en secret, sitôt son exploit accompli.
— Je t’en prie, Werner, insista son père. Pas d’actes héroïques inutiles !
Quelques jours plus tard, Werner Seelenbinder apprenait que plusieurs membres de l’Uhrig Group, dont les techniciens qui étaient censés faciliter son passage à la radio, avaient été arrêtés par la Gestapo. Il comprit que son tour ne tarderait pas à venir, mais continua à s’entraîner. Il lui fallait
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