Borgia
m’étais mis à l’écart, à quelque distance de l’auberge, pour juger de l’effet… Tout à coup, à vingt pas de moi, je vois grouiller quelque chose de noir. Les explosions commençaient et faisaient merveille… Je regarde, je vois la bête… je veux dire le moine… Je le vois qui se précipite comme un fou… je le suis de l’œil… Soudain, il se rue vers l’auberge… Je me précipite derrière lui… et j’arrive à temps pour l’entendre éclater de rire… Je ramasse un marteau dans la cuisine de l’auberge, je dégringole l’escalier… vous savez le reste…
– Merci, mon brave compagnon… Je te dois deux fois la vie…
– Bon ! Je vous dois bien autre chose, moi ! Je suis encore votre obligé…
– À propos, où est Capitan ?…
– Je l’ai attaché là-bas.
– Bien. Tu vas le ramener à Monteforte.
– Et vous, monsieur !
– Moi, je reviens par le défilé.
En effet, Ragastens se dirigea rapidement vers les bords du plateau, en avant de la première mine qu’il avait fait sauter, et commença à descendre.
En bas, l’armée des alliés s’était arrêtée. D’abord, on n’avait rien compris à ces coups de tonnerre qui grondaient l’un après l’autre. Mais quand on vit tomber la pluie des énormes pierres, quand on vit des pans de rochers s’ébouler et écraser les poursuivants, des cris d’enthousiasme s’élevèrent… Toute l’armée comprit que Monteforte était sauvée, que les troupes de César étaient écrasées.
Ce fut un délire de joie. On acclamait l’inconnu qui venait de sauver l’armée et la ville. Les chefs survivants s’étaient massés et examinaient la déroute de l’ennemi. Et eux aussi se demandaient qui était ainsi intervenu au dernier moment, maniant la foudre et le tonnerre comme un dieu résolu à les sauver. Ce fut à ce moment qu’on aperçut un homme qui commençait à descendre du haut du plateau.
– C’est Ragastens ! cria Giulio Orsini…
Le nom de Ragastens courut de bouche en bouche. Et lorsque le chevalier arriva enfin au bas, il n’eut pas le temps de sauter à terre ; mille bras se tendirent vers lui ; il fut saisi, embrassé, à demi étouffé, et après avoir failli sauter, il faillit succomber aux étreintes de ses amis… Lorsque le délire de la joie se fut un peu calmé, on se mit en route pour Monteforte. Ragastens, qui avait sauté sur un cheval, marchait en tête, comme un chef d’armée qui rentre victorieux ; ainsi l’avaient voulu les officiers et les chefs survivants.
Ragastens, le cœur battant, marchait vers le palais du comte d’Alma.
– Il n’y a plus d’Alma ni de Manfredi pour épouser la princesse ! se disait-il rêveur.
À ce moment, il vit qu’il était au bas de l’escalier monumental du palais. Il leva les yeux, s’attendant à voir Primevère. Mais elle n’était pas là…
– Elle a sans doute appris la mort de son père et du prince Manfredi, songea-t-il.
Il mit pied à terre. Les chefs l’entourèrent.
– Venez, chevalier, lui dit alors Giulio Orsini… À vous revient l’honneur de faire le récit de la bataille à madame Béatrix, désormais seule souveraine du comté.
Ragastens monta le grand escalier, environné de guerriers et de seigneurs, tandis que la foule envahissait la grande place. Son cœur battait à rompre. L’instant décisif de sa vie allait sonner.
À ce moment, une femme âgée, principale dame d’honneur de la princesse, s’avança au-devant du groupe.
– Seigneurs, dit-elle, j’ai une affreuse nouvelle à vous annoncer… La princesse Manfredi a disparu, seigneurs !…
– Disparue ?…
– On s’est aperçu de cet événement cette nuit, deux heures environ après le départ du comte et du prince. Des recherches ont été faites toute la nuit et tout le jour ; il a été impossible de retrouver les traces de la jeune princesse, excepté qu’un officier qui était de garde affirme l’avoir vue sortir de Monteforte, mais sans pouvoir dire quel chemin elle a pris.
Un silence lugubre accueillit ces paroles. Ragastens demeura un instant comme hébété !… Puis, tout à coup, il tomba comme une masse, les bras en croix…
LIV – LE FILS DU PAPE
Quelques jours s’étaient écoulés. César, après avoir envoyé à Tivoli un messager pour raconter à son père la catastrophe du défilé d’Enfer, avait précipitamment ramené les débris de son armée à plus de deux jours de marche de
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