Borgia
Monteforte.
Le nombre des morts s’élevait à près de mille. Mais il y avait trois fois plus de blessés. Ce n’eût été rien sans la panique irrésistible qui se mit dans ses troupes : des régiments entiers se débandèrent et désertèrent.
Lorsque César Borgia s’arrêta dans sa retraite désordonnée, il constata avec désespoir qu’il n’avait plus autour de lui que trois mille hommes environ.
C’était l’irrémédiable défaite ! C’était la fin de son orgueilleuse carrière de capitaine invincible avec qui, jusque-là, des monarques puissants comme Louis XII de France n’avaient pas dédaigné de traiter. C’étaient tous ses rêves brisés ! Pour comble, au bout de huit jours d’incertitude et d’irrésolution, il apprit que le pape, épouvanté lui-même et prévoyant un soulèvement général, s’était enfui auprès de Lucrèce, en l’île de Caprera.
Deux jours auparavant, il avait vu arriver dans sa tente l’un des hommes qu’il avait donnés à Lucrèce. Cet homme lui avait remis un billet qui ne contenait que ces mots :
« Dès que tu auras pris Monteforte, viens me retrouver à Caprera. Je t’y ménage une agréable surprise. »
– Dès que j’aurai pris Monteforte, gronda César. Cette folle ne se doute pas de ce qui est arrivé. Elle se doute encore moins des malheurs qui nous attendent !…
En effet, les nouvelles qu’il recevait de Rome étaient des moins rassurantes. Le peuple s’agitait.
Un soir, l’officier qui veillait devant sa tente lui annonça l’arrivée du marquis de Rocasanta, l’officier général de la police de Rome.
C’était le type du courtisan. Il avait le flair des catastrophes et des fortunes en préparation, il avait mis tout son talent à savoir fuir les unes et se rapprocher des autres. César connaissait son homme et il savait que son arrivée ne présageait rien de bon. Il donna l’ordre de l’introduire sur-le-champ dans sa tente.
– Tout d’abord, dit Rocasanta dès qu’il fut en présence de Borgia, laissez-moi vous féliciter, monseigneur, de ce que vous êtes debout et en bonne santé… Nous avons appris votre blessure et étions fort inquiets, à Rome…
– Cette blessure-là n’est rien, grommela César. J’ai la peau dure, par tous les diables, et le fer qui doit m’envoyer ad patres n’est pas forgé encore. Mais je suppose que vous n’avez pas fait le voyage uniquement pour vous enquérir de ma santé !
– En effet, monseigneur, dit Rocasanta sans relever l’ironie de ces derniers mots, je vous apporte de graves nouvelles. Jugez-en, monseigneur : le peuple de Rome est en pleine rébellion. La campagne se lève. Des bandes se forment un peu partout.
César assena un formidable coup de poing sur une table légère qui supportait des boissons. Verres et table roulèrent pêle-mêle. Le marquis ne broncha pas.
– Ces misérables, reprit-il, n’ont pas osé marcher sur le Vatican ou sur le château Saint-Ange. Ils n’ont pas de chefs et sont tout épouvantés de leur audace. Mais je ne puis vous dissimuler que dans huit ou dix jours au plus tard, la rébellion sera maîtresse du château de Saint-Ange.
– Mais qui a pu pousser ces imbéciles ?…
– Qui, monseigneur ?… Personne : je vous l’ai dit ; ils n’ont pas de chef, et c’est ce qui fait que rien n’est perdu. J’ai employé le seul moyen de gouvernement dont nous disposons toutes les fois que le manant se permet de se fâcher, les arrestations en masse, quelques exécutions sommaires, au hasard… Hélas ! Cette fois, rien n’y fait !
César regarda le marquis de travers. Il sentait dans son attitude une ironie inavouée.
– Pour comble, reprit Rocasanta, Sa Sainteté a jugé le moment favorable pour faire un petit voyage à Caprera… Le ciel me garde de juger les actes du Saint-Père !
– Mais enfin, mon père a eu peur, n’est-ce pas ? Vous pouvez le dire, marquis.
Rocassanta fit un geste découragé. César se mit à tourner dans sa tente comme un fauve. Le policier l’examinait du coin de l’œil, essayant de deviner ses intentions.
– Que me conseillez-vous ? demanda tout à coup Borgia.
« Nous y voilà ! » pensa le marquis.
– Dites votre pensée, Rocasanta. Vous connaissez admirablement la situation. Nul n’est mieux qualifié que vous en ce moment pour me donner un bon conseil…
– Monseigneur, fit sérieusement Rocasanta, vous m’autorisez à parler librement ?
– Je
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