Borgia
que vous aviez été jugé et condamné !
– Joli jugement ! interrompit Ragastens. La chose fut bâclée en dix minutes. Ah ! ces messieurs vont vite en besogne !…
– Enfin, ce matin, désespéré, à bout de courage, il me vint une idée…
– Idée que j’ai combattue tant que j’ai pu, dit Machiavel.
– Voyons l’idée, fit Ragastens.
– Eh bien, je songeai à m’adresser au pape…
– Au pape ? exclama Ragastens en tressaillant.
– Oui ! Malgré ses défauts, malgré les vices même qu’on lui prête, ce vieillard a, à mes yeux, une précieuse qualité : il aime les arts. À plusieurs reprises, il m’avait témoigné une bienveillance qui m’avait touché. Je pensai qu’il ne refuserait pas de s’intéresser à mon malheur !…
– Au pape ! répéta Ragastens abasourdi.
– Ce matin, donc, je me suis rendu au Vatican, poursuivit Raphaël, sans remarquer l’étonnement du chevalier. Une première joie m’était réservée, celle d’apprendre votre évasion et votre fuite par la porte de Naples ; évasion et fuite faisaient l’objet de toutes les conversations. Arrivé au Vatican, je suis introduit sur-le-champ dans l’oratoire du pape, et cela bien que je n’eusse pas de lettre d’audience. Je le remercie ; il me répond qu’il voulait justement me parler à propos de la « transfiguration » dont il a vu l’esquisse ; alors, je lui dis que le travail m’est devenu impossible ; et je lui raconte en quelques mots l’enlèvement de Rosita. Il me console, m’encourage et fait venir aussitôt le marquis de Rocasanta, chef suprême de sa police. Sur l’ordre du pape, je refais mon récit. À ma grande joie, le marquis répond en souriant qu’il a entendu parler de cet enlèvement et qu’il croit savoir où se trouve la jeune fille enlevée.
» Devant moi, le pape lui donne l’ordre de commencer aussitôt les recherches les plus actives, et achève en lui disant qu’il perdra sa place si ses intentions ne sont pas exécutées. Le marquis jure de donner pleine satisfaction à Sa Sainteté ; puis il se retire. Je ne savais comment remercier l’illustre vieillard. Alors, il me dit qu’il doit partir dans la journée même pour se reposer quelque temps à Tivoli, selon sa coutume annuelle ; il me renvoie avec bonté en me recommandant de me tenir tranquille, et que, bien qu’absent, il s’occupera de faire aboutir cette affaire au mieux de mes intérêts. Pour toute récompense, il me demande de me mettre au travail avec ardeur, ce que je lui promets… Voilà, cher ami, ce qui m’a tranquillisé.
Ragastens avait attentivement écouté ce récit. Raphaël l’interrogea du regard, comme pour avoir son avis.
– Que pensez-vous de cela, monsieur Machiavel ? demanda alors le chevalier.
– Moi, je pense que le pape Alexandre VI est un des spécimens les plus complets de l’égoïsme féroce. Personnellement, je n’aurais donc aucune confiance dans ses promesses et sa bienveillance ne ferait que me mettre en garde contre lui.
– Mais, reprit Ragastens rêveur, ne disiez-vous pas qu’il devait partir aujourd’hui pour Tivoli ?
– Il est en route, dit Raphaël. Nous avons dépassé son escorte par un chemin de traverse. Mais il ne tardera pas à passer devant cette auberge. Et tenez… entendez-vous ?…
Le sourd grondement d’une nombreuse troupe de cavaliers en marche résonnait et s’approchait rapidement. Ragastens s’approcha de la fenêtre.
À cinq cents pas de l’auberge, traînée par douze mules, il aperçut une vaste litière fermée de rideaux, sur lesquels les armes du pape se détachaient en rouge. La litière était entourée de seigneurs à cheval ; parmi eux, des cardinaux se distinguaient à leurs chapeaux rouges. Ce groupe était précédé d’un fort peloton de gardes-nobles ; un autre peloton fermait la marche.
Près des rideaux, du côté droit, César Borgia, pensif, sombre, se détachait, en son costume de velours noir, sur l’ensemble des costumes éclatants.
Machiavel et Sanzio s’étaient aussi approchés de la fenêtre. La litière avançait. Déjà les premiers gardes de l’escorte avaient dépassé l’auberge.
– Si César vous savait là ! murmura Raphaël en saisissant la main de Ragastens.
Celui-ci ne perdait pas de vue la litière. Un coup de brise souleva un instant les rideaux et le pape apparut, à demi couché, lisant un livre. Ce fut une rapide vision qui s’effaça à
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