Borgia
jeté un cri de joie :
– Le philtre est prêt… Mais vous allez donc retourner à Rome ?
– À Rome ? Pourquoi ? fit le pape étonné.
– Ne m’aviez-vous pas dit que le philtre était destiné à une jeune fille que vous aviez vue, dont le peintre avait fait le portrait… une fornarina, disiez-vous… ?
– Oui… Eh bien, fit tranquillement le pape, je n’ai pas besoin d’aller la chercher à Rome. Elle est ici…
Tel était son empire sur elle-même, si puissante son habitude de la réflexion et du silence, que la Maga ne jeta pas un cri, ne prononça pas un mot. Toute sa pensée, toute sa volonté, tout ce qu’elle avait en elle de force calculatrice s’était violemment tendu vers un point unique : la question de savoir si elle pourrait arracher Rosita au monstre et comment elle ferait…
Seulement, elle s’était dressée toute droite, d’une pièce… Ses yeux, démesurément agrandis par l’angoisse, jetaient dans la pénombre les lueurs de bête fauve à qui on arrache ses petits. Borgia s’était levé aussi, la main sur la garde de sa dague.
– Holà ! Qu’est-ce qui te prend, vieille folle ?…
La Maga eut la force et le courage de prononcer quelques mots pour rassurer le pape :
– Ne faites pas attention… une crise nerveuse… qui, parfois, me surprend… cela va passer… ne craignez rien…
L’explication était si naturelle chez cette vieille à demi folle, probablement détraquée par les poisons qu’elle avait manipulés, que Borgia rengaina son poignard et se rassit, rassuré, décidé d’ailleurs à emporter le précieux philtre qu’il était venu chercher. Et il attendit patiemment que la crise fût passée.
Rosa pensait :
« Si je tue Rodrigue, Rosita est peut-être perdue… Elle est entre les mains de César et Lucrèce… C’est sûr. Lucrèce a un esprit de démon. Pourquoi l’avoir épargnée ?… Elle sait que Rodrigue est ici… Elle devinera tout si elle ne le voit pas revenir… Oui, si je tue Rodrigue, Rosita sera tuée… »
Ces pensées se succédaient dans son esprit. Elle était prise dans une redoutable alternative qui ouvrait sur son crâne la double pince d’une tenaille.
Ou laisser échapper Borgia. Et alors, non seulement, elle remettait peut-être pour toujours l’occasion de la vengeance guettée pendant des années, mais encore elle livrait Rosita au monstre. Ou tuer Borgia. Et alors, dans sa persuasion que Lucrèce et César se trouvaient à la villa du pape, elle tuait plus sûrement encore la jeune fille…
Soudain, un sourire éclaira son visage torturé. Elle se rassit, essuya son front blême, ruisselant de sueur et, d’une voix extraordinaire de calme, elle dit :
– Alors, comme ça, la jeune fille est à Tivoli ?… Bien, très bien… cela arrange les choses…
– Alors, ce philtre, Maga, ce philtre que tu m’as promis… tu dis qu’il est prêt ?
– Il est prêt, maître…
– Eh bien, donne ! fit avidement Borgia.
La Maga fouilla dans une sorte de poche accrochée à sa ceinture. Ses mains tremblaient. Elle considéra étrangement le petit flacon qu’elle venait de saisir.
– Voici !
Borgia saisit le flacon avec une exclamation de joie.
– Comment l’administrer ?
– Dans l’eau ou le vin.
– Tout ?
– Non. Trois gouttes. Quatre tuent.
– Trois. Bien.
– Je dis trois.
– Et les effets ?
– Vous verrez !…
Ces demandes et ces réponses se croisèrent, basses, rapides. Puis, il y eut un silence. Borgia s’enveloppa dans son manteau. Il laissa tomber à terre une bourse pleine que la Maga ne vit même pas. Puis, sans un mot, il sortit, s’éloigna… La Maga écouta un instant le bruit de ses pas vite étouffé par le grondement de l’Anio qui roulait au fond du gouffre et alors, elle roula à la renverse, épuisée, haletante, évanouie.
XXXII – UN GLAS DANS LA NUIT
Le sieur Boniface Bonifazi, jardinier en chef de la villa de Tivoli, était une façon de personnage. Alexandre VI le tenait en grande estime. Lucrèce l’avait en amitié.
Le pape, qui avait empoisonné tant de gens, craignait continuellement de l’être lui-même. Aussi, maître Boniface avait-il reçu les consignes les plus rigoureuses en ce qui concernait la surveillance du jardin.
D’ailleurs, pour plus de sécurité, Alexandre VI se faisait apporter par Boniface lui-même, au commencement de chaque repas, les fruits qu’il devait manger à la fin. Le pape prenait
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