Borgia
au hasard deux ou trois de ces fruits et Boniface les mangeait devant lui. Pendant tout le repas, le maître jardinier restait là, devant lui. Et, lorsque au bout d’une heure, le pape en était aux fruits, il les mangeait avec une tranquillité relative, puisque Boniface n’était pas empoisonné. Le vieux Borgia procédait de même avec son sommelier et son cuisinier.
Donc, Boniface Bonifazi, considéré, estimé selon son mérite, ayant sous ses ordres une petite armée d’aides-jardiniers chargés de la grosse besogne, habitait un petit pavillon isolé, qui se trouvait dans le jardin particulier du pape : seul il devait y pénétrer. À la nuit, les aides décampaient.
Ce vieux bonhomme avait pour les fruits et les fleurs de son jardin cet amour passionné que les véritables artistes ont pour leur œuvre. Cette passion désordonnée devait conduire Boniface au crime de désobéissance.
L’espoir de sauver ses pêches piquées, l’espoir plus attrayant de connaître la nouvelle variété de pêches découverte par Ragastens furent plus puissants que la crainte de la mort. Toutefois, ce ne fut pas sans de terribles angoisses qu’il introduisit Ragastens dans le jardin du pape, le soir même de leur rencontre. Et Ragastens se trouva installé secrètement dans le pavillon du jardinier.
Au dehors, Machiavel et Raphaël attendaient les événements, à cent pas de la petite porte dérobée, cachés dans l’ombre épaisse de quelques vieux cyprès, décidés à passer la nuit, sous le ciel clément, – et même la journée et la nuit suivante, s’il le fallait. Spadacape devait faire la navette entre l’auberge du Panier fleuri et les cyprès, pour apporter les provisions dont on aurait besoin. Les chevaux, attachés tout sellés à des troncs d’arbres, étaient là, prêts à être enfourchés. Toutes choses ayant été ainsi préparées et convenues, Ragastens s’était, à la nuit close, présenté à la petite porte et était entré dans le jardin. Lorsqu’il fut arrivé dans le pavillon où Boniface le conduisit et qu’à la lumière d’une chandelle il eut vu la figure pâle et bouleversée du jardinier, il comprit quel sacrifice faisait celui-ci et il se hâta de le consoler.
– Tenez, maître, s’écria-t-il, je suis si heureux d’être ici, au centre de ces célèbres jardins, que je me décide à vous faire part de tous mes secrets…
– Même celui qui concerne la variété de pêches que nul ne connaît ?
– Même celui-là !
– Ah ! Jeune homme, s’écria Boniface enthousiasmé, je vous devrai plus que la vie.
Cependant le chevalier guettait le jardin.
– Et le moyen de sauver mes pêches piquées ? reprit soudain Boniface.
– Ah ! Ceci est plus compliqué. Je vous donnerai demain une liste de plantes qu’il faudra que vous me procuriez et qui me seront nécessaires pour fabriquer la poudre préservatrice. Il n’est insecte ni ver qui y résistent.
– À demain donc…
– Mais, dites-moi, ne me disiez-vous pas que Sa Sainteté vient parfois se promener dans le jardin ?
– Oui, la nuit ; presque tous les soirs, le Saint-Père aime à errer, seul, parmi mes plates-bandes. Mais, pour aujourd’hui, il n’y a pas de danger, l’heure est passée…
– Bon !… Moi qui espérais entrevoir l’auguste pontife !
– Ce sera pour demain, jeune homme. De cette fenêtre, derrière ces jalousies, vous pourrez le voir… autant qu’on peut voir dans la nuit.
– Puisque la promenade du Saint-Père n’aura pas lieu ce soir, si nous en profitions pour aller visiter vos arbres malades ?… De la sorte, je pourrai, dans la nuit de demain, procéder plus rapidement.
– Vous avez raison… Venez…
La lumière éteinte, tous deux se glissèrent dans le jardin. C’était vraiment un parterre digne des éloges que Ragastens lui avait octroyés au hasard. Si le chevalier n’eût pas été préoccupé de questions plus intéressantes, il eût sincèrement admiré la splendeur des plates-bandes, l’ordre impeccable des plants, la merveilleuse propreté des arbres. Les pêchers malades furent aussi inspectés et Ragastens déclara qu’il se faisait fort de les guérir.
Ils rentrèrent enfin, également satisfaits : Ragastens d’avoir étudié à fond son champ de bataille, Boniface d’avoir conquis si facilement des recettes merveilleuses.
La nuit fut paisible.
Toute la journée du lendemain, Ragastens demeura caché dans le pavillon du
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