Borgia
assister en curieux à cette scène étrange. Ragastens, le premier, prit la parole :
– Attention, Saint-Père, dit-il. Je vais vous débâillonner. Je vous jure qu’il ne vous sera fait aucun mal. Nous sommes ici trois hommes décidés à obtenir justice, mais nous ne sommes pas des assassins, nous.
» Cependant, continua le chevalier, si décidés que nous soyons à respecter la vie d’un vieillard et si grand que soit notre respect pour le Souverain Pontife, je vous préviens nettement qu’au premier cri je vous mettrai trois pouces de cette lame dans la gorge.
Le pape jeta un coup d’œil sur Ragastens et vit qu’il était résolu à tenir parole. Il fit signe qu’il obéirait.
Ragastens le débâillonna et le plaça sur le lit de façon qu’il fût commodément assis.
Le vieux Borgia se rassura peu à peu. Il chercha à se donner un visage impassible et sa diplomatie tortueuse se mit en action.
– Toi aussi, mon pauvre Boniface, fit-il en apercevant le jardinier toujours étendu et bâillonné à la même place. Console-toi, mon brave, ces messieurs sont trop chrétiens pour vouloir abuser de cette situation… En tout cas, j’espère que leur colère, si je leur en ai donné sujet, ne retombera que sur moi et épargnera un serviteur fidèle.
En réalité, il cherchait à savoir la part que le jardinier pouvait avoir prise dans cette aventure. Ragastens le comprit et résolut de sauver le pauvre diable.
– Ma foi, Saint-Père, dit-il, il n’est pas sûr que je veuille faire grâce à ce vieux chien de garde… Tudieu, quel enragé ! Peu s’en est fallu qu’il n’arrivât à donner l’éveil par sa résistance désespérée… Il voulait mordre, il criait qu’il voulait mourir pour Sa Sainteté, que sais-je ! Mais le drôle aura affaire à moi !
– Boniface, fit le pape, je te promets, si j’en réchappe, d’augmenter tes gages de cent écus d’or par an ; et, en attendant, je te donne ma bénédiction. Maintenant, continua-t-il, j’attends que vous me disiez, messieurs, ce que vous voulez de moi. Je ne crierai pas. Je n’essaierai pas de me défendre. Mais cette situation ne saurait se prolonger. Si vous en voulez à ma vie, tuez-moi.
– Saint-Père, fit Ragastens, je vous ai déjà dit que ni ces messieurs ni moi n’en voulons à votre vie…
– Que voulez-vous donc ?…
– Justice ! s’écria Raphaël. Justice, Saint-Père !…
– Mon enfant, je ne demande qu’à faire justice… Mon caractère et mon titre vous en sont un sûr garant.
– Saint-Père fit vivement Ragastens, au moment où Sanzio allait de nouveau parler, ne parlons, s’il vous plaît, ni de votre caractère, ni de votre titre… Ce n’est pas de cela qu’il s’agit… Laissez-moi parler, mon cher Raphaël, et permettez-moi de me défier de votre bon cœur en cette circonstance… Nous sommes résolus à obtenir justice d’un crime.
– Qui est le criminel ? demanda le pape.
– Vous, Saint-Père.
– Vous insultez le Souverain Pontife, monsieur !
– Permettez. En ce moment, vous n’êtes plus pape. Nous vous déposons !
Borgia blêmit et commença à redouter de nouveau une issue fatale pour lui.
– Oui, continua Ragastens, vous n’êtes, à l’heure présente, qu’un prisonnier après combat…
– Beau combat ! Trois hommes contre un vieillard de soixante-dix ans !
– Vous faites erreur : trois hommes contre un souverain entouré de gardes, d’hommes d’armes, de domestiques, et qui, d’un froncement de sourcil, fait trembler le monde.
– Mais enfin… puisque je suis le criminel, quel est mon crime ?… Faites attention, messieurs, à ne pas avoir porté un jugement téméraire…
– Vous allez voir… Je pourrais vous reprocher la mort de la comtesse Alma, empoisonnée par vos soins…
– Je ne suis pour rien dans la mort de cette infortunée dont j’ai pleuré la fin du fond de mon cœur… Les Alma ont, à Rome, des ennemis impitoyables…
– Je pourrais, reprit Ragastens, vous reprocher ma propre arrestation et l’inique condamnation dont j’ai été l’objet.
– Votre arrestation ?… Qui donc êtes-vous, monsieur ? fit le pape avec un étonnement qui arracha un cri d’admiration à Machiavel.
En effet, dès le début de l’entretien, il avait parfaitement reconnu Ragastens.
– Je suis, dit celui-ci, le chevalier de Ragastens, contre qui vous avez organisé un véritable guet-apens… Parce que je ne voulais
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