Brautigan, Un Rêveur à Babylone
comme
des princes, jouissant de la vue sur la baie et sur les conserveries en ruine.
La vie était bon marché. Nous avions économisé suffisamment d’argent pour
monter à San Francisco quand nous le désirions. Durant ces visites, Richard et
moi avons continué nos excursions en ville. Nous déposions des affaires au
magasin des Diggers, le Free Frame of Reference, et participions à ces
étonnantes journées en roue libre dans le Haight. Richard me comptait toujours
parmi les personnalités littéraires, et c’est ainsi qu’il m’a présenté à des
écrivains locaux comme le dramaturge Michael McLure, le romancier Don Carpenter
et le poète Lew Welch.
Pour avoir été, pendant cette période, négligé par le monde
de l’édition, Richard avait développé un sens de la dérision assez tordu
concernant les publications. J’adorais ses déclarations à ce sujet. Cette
fois-ci, nous étions en train de photocopier un de mes manuscrits.
Pince-sans-rire, je lui ai fait part de mon projet de sauter dans le premier
avion pour New York dès le lendemain, pour porter le manuscrit en main propre à
mon éditeur. Je lui ai demandé si, à son avis, mon livre avait une petite
chance.
« Je serais prêt à miser autant sur ton bouquin que sur
une vierge boiteuse à un congrès de commis voyageurs. »
Quand nous parlions littérature, Brautigan délimitait le
terrain, se cantonnant habituellement aux ouvrages qui l’avaient directement
amené à écrire. Moi qui avais suivi, à l’université du Washington, les cours
des ateliers d’« écriture créative », j’étais plus habitué aux
sempiternelles rengaines théoriques qui alimentaient les séminaires, qu’aux
commentaires attentifs de Richard.
C’est le poète Jack Spicer qui fut sans doute l’influence
contemporaine majeure de Richard. Spicer qui édita une première version de La Pêche à la truite. L’acteur Gail Chugg se souvient de Spicer arpentant
North Beach et disant aux gens :
« Richard vient d’écrire un merveilleux petit
livre. »
C’est encore Spicer qui organisa finalement les premières
lectures publiques de La Pêche à la truite, deux soirs de suite dans une
église du coin. Richard appréciait particulièrement les poèmes de Spicer
rassemblés dans Language ; il en connaissait certains par cœur.
Brautigan vénérait également Death in the Woods, l’histoire
de Sherwood Anderson, pour la clarté et la simplicité de la langue. Je lui dois
d’avoir découvert Isaac Babel. Dieu sait si Richard ne prêtait pas volontiers
ses livres, mais quand je lui dis que je n’avais pas lu Babel, il m’a tendu les Collected Storics, et m’a ordonné d’aller sur-le-champ lire Guy de
Maupassant. Il possédait aussi les articles journalistiques d’Hemingway. On
y voit quelques rares exemples de l’habileté d’Hemingway à jouer avec la
langue, dont on trouve trace, me semble-t-il, dans la prose des débuts de
Brautigan.
Il recommandait l’Anthologie grecque comme modèle de
brièveté et de concision des émotions. Il en possédait la collection complète.
Sa bibliothèque était une bibliothèque d’écrivain, c’est-à-dire qu’elle
comportait essentiellement des œuvres littéraires et peu d’ouvrages critiques.
Les rares manuels ou anthologies qu’il détenait étaient soit des cadeaux, soit
des exemplaires gratuits.
Brautigan se faisait aussi le défenseur du poète moderne
Kenneth Fearing. Il ne considérait pas son œuvre comme majeure, mais estimait
que ce n’était pas une raison pour le laisser tomber dans l’oubli. Je suppose
qu’à cette période il devait se dire que c’est le sort qui lui serait réservé
si la chance ne lui souriait pas plus. Cette préoccupation remonte à la surface
dans le premier chapitre d ’Avortement, qui date de 1966. Le personnage
principal s’occupe d’une bibliothèque constituée de manuscrits non publiés. Les
auteurs se chargent eux-mêmes de livrer et consigner leurs fiascos écrits,
avant de les déposer sur une étagère, en attendant qu’un camion les emporte finalement
pour les entreposer dans des grottes. Le cahier des livres en dépôt semble
n’être la plupart du temps qu’un brillant commentaire sur la vie désespérée des
écrivains non publiés. Malheureusement, après cette ouverture pleine de verve,
la narration s’assèche et ne parvient pas vraiment à tenir la distance. On peut
considérer que ce laisser-aller est dû en partie à l’ultime
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