Brautigan, Un Rêveur à Babylone
problème. La portée
caractéristique de son travail nécessitait un public nouveau. Et ce sont les
Diggers qui sont partis à sa rencontre, sur le Haight. Ce public avait besoin
d’autre chose que des livres bénis par la hiérarchie littéraire de North Beach.
Les jeunes auteurs que je connaissais appréciaient le style clair de Richard,
ses sujets très américains et son imagination fertile et fluide. Par contre,
les prophètes, qui, dans leurs virées sous amphétamines, pestaient contre les
petits-bourgeois, n’étaient plus ni nouveaux ni captivants. Une chose était
maintenant certaine, la saveur existentielle de la vie littéraire de North
Beach ne présentait que peu d’attraits pour les gens qui affluaient sur le
Haight. Cependant, pour tous ces clandestins, les organes de publication de la
littérature beat étaient « hip », dans le coup, et Brautigan
qui, justement, avait publié dans l ’Evergreen Review et City Lights
Journal , était, à ce titre, considéré par la faune de la rue comme le pont
entre leur scène à eux et la scène plus ancienne.
Même si certains critiques qualifièrent ses travaux de
surréalistes, Brautigan n’avait pas recours aux techniques beat inspirées des surréalistes européens. Il estimait que ses écrits étaient
quelque chose à part. Un jour, il me confia qu’il trouvait l’écriture
surréaliste traditionnelle trop facile ; surtout comme elle était imitée
sur North Beach. Il avait même donné un nom à cela : « L’école du
mobilier mental », signifiant ainsi que l’écriture déménageait des trucs
au gré de ses caprices sans parvenir à passer à une réalité autre que le
déplacement ou les choses déplacées. Il appelait également ce procédé d’un
autre nom : « L’écriture de-de », voulant dire : des poèmes
à la manière des surréalistes français, comme Breton, citant « les
chapeaux des homards » ou « les journaux des pianos ».
Affirmation plutôt singulière, dans la bouche de Richard, quand on connaît ses
premiers poèmes, construits exactement selon ces principes. Mais, encore une
fois, Richard n’était pas critique littéraire, et il était capable de proférer
des condamnations sans appel pouvant tout à fait s’appliquer à ses propres
écrits.
La critique de la société formulée par les Diggers reflétait
parfois l’attitude positive de Brautigan par rapport à l’Amérique, ce qui lui
attirait des admirateurs. Un des aspects caractéristiques de la scène hippie
que l’on tend aujourd’hui à passer sous silence est son panaméricanisme, cette
vision typique de l’Ouest affirmant que l’individualisme et le plaisir
requièrent une sorte de liberté anarchiste, et que l’Amérique autorise les
réfugiés du Haight à espérer pouvoir recommencer leur vie à zéro.
Ce concept masquait en fait des valeurs profondément
conservatrices, qui émergèrent plus tard dans les communautés sous des formes
fascistes et sexistes. Ce qui décontenança les envoyés spéciaux des journaux
libéraux, a priori favorables aux hippies, à condition qu’ils se donnent
la peine de formuler leurs convictions politiques et prennent leurs
responsabilités. Comme le rapporte Charles Perry dans son livre The Haight
Ashbury, « l’aile gauchiste de Berkeley a été confrontée à une situation
problématique, avec la faible implication politique des Diggers, car ceux-ci
réfutaient souvent ses prises de positions et ses méthodes concernant le
Viêt-nam ».
De même, lorsque Richard s’est finalement trouvé un public
dans le Haight et que ses livres ont commencé à se vendre de mieux en mieux, il
n’avait toujours pas conquis l’estime de l’establishment des écrivains de North
Beach.
Les premières lectures publiques importantes de poésie et
autres be-in ont commencé à la fin de l’année 1966, et ce sont les
poètes de North Beach qui en étaient les vraies vedettes, Michael McLure
tambourinant sur sa harpe artisanale, Ginsberg scandant des mantras, et Gary
Snyder emporté dans la tourmente de ses conseils écologico-spirituels.
Brautigan ne figurait pas au programme des festivités. Même pas au titre de
curiosité d’ouverture. Tandis que dans les événements orchestrés par les
Diggers, il se retrouvait au premier plan. Il s’agissait en général de
prestations musicales, de théâtre dans la rue, ou de « performances »
artistiques, comme par exemple le « Cirque invisible » au
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