Brautigan, Un Rêveur à Babylone
de mes amis n’a jamais reçu
d’encouragement », se plaisait-il à dire, « aucun d’eux n’a jamais
imaginé qu’il pourrait arriver à quoi que ce soit de valable. »
Nous étions en 1966, et ces idées courageuses étaient
exprimées par un homme dont le seul roman publié était maintenant soldé.
Il se retrouvait avec trois romans non publiés sur les bras,
pas d’argent, plus d’éditeur, et affichait malgré tout une confiance suprême en
son talent et son travail.
Ses amis écrivains de San Francisco trouvaient cet optimisme
bien naïf. La tendance était alors d’exclure l’hypothèse que son travail puisse
un jour éveiller un écho favorable. Pour eux, Brautigan avait une expérience du
monde trop limitée, victime de ses origines miséreuses et de son isolement
social. Seulement voilà, un petit lopin de terreau fertile suffit parfois à
créer un monde.
Evoquant les débuts de son amitié avec Hart Crâne, Malcom Cowley
fait une remarque pertinente à propos de cette distinction de classe. Il écrit
qu’au début il jugea Crâne comme quelqu’un de peu brillant, car « il
n’étalait pas cette vivacité d’esprit que j’avais pris l’habitude d’attendre de
mes amis, qui, pour la plupart, étaient étudiants… Je n’avais pas appris à
apprécier la concentration exclusive dont il faisait preuve pour rédiger ses
poèmes et son étonnante capacité à retravailler chacun d’eux pendant des
semaines, jusqu’à ce qu’il obtienne enfin la forme parfaite dont il avait
rêvé. »
Nombreux furent ceux, à commencer par moi, qui réagirent de
la sorte au personnage Brautigan. Il avait beau être de dix ans mon aîné, il
m’arrivait parfois d’éprouver un sentiment paternel à son égard, tant il
semblait si maladroit parfois, si peu cultivé, appartenant à un autre monde.
D’autre part, j’identifiais un peu ma situation à la sienne, même si elles
différaient sur bien des points. J’avais une famille, j’avais fait des études.
En tant que jeune écrivain sans expérience particulière sur laquelle écrire,
j’admirais Richard pour son désir héroïque de devenir écrivain. Il n’avait pas
mené une vie d’aventurier, ni réussi, non, il avait vécu en marginal, et tirait
toute la substance de ses écrits de son imagination prodigieuse, en dépit d’une
expérience limitée de la vie.
Ce statut de marginal éclairait la nature des relations que
Brautigan entretenait avec autrui. Price Dunn jouait souvent le grand frère,
s’employant à corriger gentiment Richard quand il exprimait une de ses
conceptions délirantes du monde. En société, Richard passait parfois pour un
benêt venu de sa cambrousse. En d’autres occasions, il éprouvait une certaine
appréhension à se confronter aux autres.
Je me souviens de cette soirée au début des années 70. Je l’avais
accompagné dans la rue, pour faire quelques courses sans importance, quand nous
sommes tombés par hasard sur une bande d’artistes en goguette, parmi lesquels
les écrivains Robert Creeley, Bobbie Louise Hawkins et Joanne Kyger. Ils
sortaient justement d’un vernissage et cherchaient à continuer la soirée.
Spontanément, Brautigan les a invités à dîner, il tenait à remercier, dit-il,
tous ceux qui avaient eu la gentillesse de l’aider. Il était depuis peu un
écrivain solvable, et son geste, qui était une invitation à partager les fruits
de sa réussite, a été apprécié comme tel. Au restaurant, il s’est montré le
plus prévenant des hôtes, orientant la conversation d’un écrivain à l’autre, se
délectant de leurs propos. Pourtant, la soirée a lamentablement dégénéré quand
nous sommes retournés à son appartement de Geary Street pour un dernier verre,
au moment où l’un d’eux s’est enquis des récents travaux de Richard. Ce fut le
déclic, Richard nous a lu une longue et chaotique série de ses poèmes les plus
sombres et les plus tristes, contribuant à gâcher ce qui, jusqu’alors, avait
été une soirée joyeuse. Il a toujours été capable de vivre dans un état de
nervosité extrême, de danser sur un fil, et d’en tirer une certaine force,
mais, comme pour beaucoup d’artistes, son comportement en société dépendait à
chaque instant de son humeur.
Les fictions de Brautigan semblaient pure fantaisie, et j’ai
tout d’abord cru que sa personnalité en était également le reflet. J’ai
rapidement dû réviser mon jugement. Richard était
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