Brautigan, Un Rêveur à Babylone
Richard les rebaptisa les « Blunder
Brothers », les Frangins Lagaffe. Comme il avait réussi cette fois-là à
refourguer Willard, l’oiseau en papier mâché, à Price, il élabora une histoire
fantaisiste, dans laquelle ils capturaient les serpents d’eau tant redoutés de
Big Sur. Les trophées de bowling que Price avait récupérés à la suite d’un
déménagement jonchaient le salon. Ils furent intégrés au conte des
« Blunder Brothers ». Mais derrière la plaisanterie se cachait un
sentiment plus aigre, comme si Richard en voulait à Price et Bruce de ne pas
avoir été à la hauteur.
La célébrité tend à rétrécir le champ de vos expériences. La
gloire vous met en contact avec d’autres personnages de renom, mais, si les
stars offrent un matériau riche pour la fiction, bien souvent leurs histoires
sont déjà connues. Les manies et tics des vedettes que la presse s’approprie
sont étalés à la vue de tous. Il n’y a pas que cela, les engouements sont parfois
dictés par d’autres stars, si bien que si Untel part en Inde pour étudier aux
pieds d’un Maître, l’année suivante, tout le monde s’y rend. Rien de très
original à cela. La discrétion a son rôle à jouer. Quand vos amis sont très
connus, leurs secrets sont moins faciles à utiliser pour des fictions.
Afin d’éviter ce manque de matériaux nouveaux, certains
écrivains profitent de leur popularité pour financer différentes explorations
par le biais d’une activité journalistique. Brautigan n’était pas reporter et
n’eut pas recours au journalisme. Quelles que soient les missions qui lui
furent confiées, comme par exemple une introduction à l’édition de poche des
chansons des Beatles, il composait de courtes fables métaphoriques. Si sa
fiction jaillissait souvent de son imagination, il ne différait pas des autres
écrivains : c’est de ses amis qu’il dépendait pour ses sujets et ses
nouveaux matériaux.
Quoi qu’il en soit, fin 1975, j’étais optimiste, Richard se
tirait apparemment bien des soucis que cause la gloire. Il possédait une maison
à Bolinas, un ranch dans le Montana. Ce qui semblait le stabiliser, lui fournir
des occupations. Les expériences de l’Ouest qu’il avait pu faire dans le
Montana l’aidèrent à terminer son premier roman commencé depuis sept ans, Le
Monstre des Hawkline. L’accueil favorable de la critique indiqua qu’il
s’adressait à un public plus large que celui des jeunes. Pour la première fois,
son travail semblait intéresser Hollywood.
Ce qui était plus significatif encore, c’est que grâce à
Siew-Hwa Beh, il était parvenu à une vie sentimentale plus équilibrée. Il
préparait la cuisine, vivait plus tranquillement que les années précédentes.
« Beaucoup de gens le considèrent comme misogyne », dit-elle,
« et il était très certainement capable de ce type de comportement. Mais
avec moi, il était l’homme au foyer idéal. C’est lui qui cuisinait tous les
jours, il faisait griller du saumon, réalisait sa fameuse sauce spaghetti ou
préparait des avocats farcis aux crevettes. C’était la première fois qu’il possédait
une vraie maison. » Elle était très active dans ce qu’elle appelait les
projets de films de « guérilla », et elle fit découvrir des domaines
nouveaux à Richard, comme par exemple le film noir.
Richard appréciait de plus en plus que ses amis lui fassent
signe, que ce soit pour regarder un match de basket professionnel ou étudier
les stratégies de la Seconde Guerre mondiale. La sollicitude pressante de ses
proches le conduisit à sortir de cette coquille de solitude si nécessaire à la
création littéraire.
Il faut attendre 1975 pour que Brautigan se détache de son
passé hippie et qu’il quitte finalement son taudis de Geary Street pour un
appartement rénové sur Union Street. Dans ce sordide appartement,
l’anachronisme de Richard n’en était que plus flagrant. De jeunes et impatients
acolytes y étaient passés, laissant leurs offrandes. Un vêtement en forme de
truite, de naïfs calendriers enfantins ; un dessus-de-lit fait main
traînait encore aux côtés des dollars ronéotypés des Diggers et des « Yeux
de Dieu ». Quelque adorateur lui avait fait cadeau d’une arme japonaise de
la dernière guerre. Richard me confia que cette mitraillette lui rappelait son
apprentissage de la lecture. C’est à l’âge de six ans, apparemment, qu’il
comprit un gros titre concernant
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