Brautigan, Un Rêveur à Babylone
garçon intrépide confronté au surnaturel. Un revenant, me
dis-je, mais n’était-ce pas exactement le compagnon idéal pour stimuler la
sensibilité « gothique Nord-Ouest-américaine » de Richard ?
Ianthe, pour sa part, me rapporta des anecdotes moins
anodines à ce propos.
Elle a gardé le souvenir du fantôme qui allait et venait et
lui glaçait les sangs. Richard, en revanche, ne semblait pas s’en formaliser.
Tout cela lui inspirait plus de curiosité que de peur. Par la suite, il a
entrepris des recherches historiques sur la maison, et a appris qu’au début du
siècle une jeune femme y avait péri. On l’avait enterrée dans le jardin.
Il venait d’y avoir un incendie dans l’appartement de Don
Carpenter, et Richard lui a proposé de s’installer dans sa demeure de Bolinas.
J’ai donné un coup de main à Don, nous avons récupéré ses quelques affaires que
le feu avait épargnées, et nous avons pris la route, direction Bolinas. J’étais
encore occupé à déficeler le chargement, quand Don est entré dans la maison. Il
en est ressorti immédiatement. Et m’a prié de tout remballer sur-le-champ,
refusant d’y rester, sous le prétexte que la baraque était hantée. Finalement,
il a emporté le tout à Mill Valley, où il a préféré s’installer avec son
ex-femme, plutôt que d’avoir à vivre dans la maison de
Bolinas – décision dont l’enjeu, soulignait-il, prouvait à quel point
la masure hantée l’avait traumatisé.
L’état de ses finances étant florissant, Richard songea à
créer une fondation de soutien aux artistes dans le besoin. Quand il fit part
de cette idée au poète Joanne Kyger, elle lui dit que c’était là sans doute le
meilleur moyen de se faire des ennemis. Elle lui rappela que les poètes
voyaient d’un mauvais œil ceux des leurs qui avaient touché le gros lot. Elle
lui rappela également de quelle manière réagissent habituellement les poètes à
la générosité de leur protecteur. C’était la meilleure façon de se fourrer dans
le pétrin. Brautigan, qui était quelqu’un de sensible, concrétisa quand même
son intention première en accordant des prêts à certains de ses amis écrivains.
Selon Ianthe, les comptes de Richard indiquent qu’il ne fut pratiquement jamais
remboursé.
Richard se réjouissait toujours de la visite de ses
meilleurs amis à Bolinas. Il savait se plier en quatre pour faire plaisir à
ceux qu’il aimait. En un sens, il y mettait autant d’application que pour ses
livres. Il prenait soin de tout, jusqu’au moindre détail, mais souvent
l’attention qu’il voulait prodiguer l’aveuglait, et rien finalement ne se
déroulait comme prévu.
Je me souviens de ce dîner à Bolinas auquel étaient conviés
Joanne Kyger, Don Allen, Bobbie Louise Hawkins et son époux Robert Creeley.
Hormis Creeley, tout le monde est arrivé à l’heure. Lorsqu’il s’est enfin
présenté, il ne lui manquait manifestement plus qu’un dernier verre avant de
s’écrouler ivre mort. Richard, lui-même familier de ce type de situation, lui a
indiqué avec sollicitude le canapé, devant la cheminée. Nous étions tous réunis
autour d’un grand feu, un verre de vin à la main, en attendant le repas. Bob
fut excusé pour son retard. Il a admis avoir éprouvé de grandes difficultés
pour quitter le bar Smiley de Bolinas, où, semblait-il, quelques admirateurs
lui avaient fait bel accueil. Il s’est avéré qu’il était en fait plus sous
l’emprise de ses propres ruminations que de l’alcool. Une fois confortablement
installé, il s’est comporté comme à l’une de ces soirées qui clôturent la
conférence-lecture d’un auteur. Il discourait avec lui-même, jonglant avec des
termes abstraits ou techniques, dans un langage hermétique qui rendait son
propos tout à fait difficile à suivre.
Personne ne prêtait grande attention à sa logorrhée
universitaire. Creeley s’est absenté un moment. Don Allen s’est penché vers
Bobbie Louise, pour savoir si Bob, ces derniers temps, n’était pas en train de
traverser une passe difficile.
« Non, rien de particulier », a répondu Bobbie qui
n’a pas semblé le moins du monde s’émouvoir du comportement de son mari.
Juste avant le dîner, Richard a placé cérémonieusement un
disque du Grateful Dead sur le tourne-disque. « Il l’avait mis de
côté », expliqua-t-il, « pour en faire la surprise à Creeley. »
Entièrement absorbé par ses pensées théoriques,
Weitere Kostenlose Bücher