Brautigan, Un Rêveur à Babylone
que
Richard leur avait demandé de ne pas essayer de lui rendre visite à Bolinas,
car il retournait dans le Montana. Pas de doute là-dessus. Deux personnes se
rendirent tout de même à Bolinas, au cas où Richard ne serait pas encore parti.
Peine perdue, les volets étaient fermés.
Or, il avait clairement pris la peine de dire à Becky Fonda
qu’il ne reviendrait plus dans le Montana, ce qui en dit long sur ses
intentions de suicide.
Son dernier geste avant de quitter le Montana est on ne peut
plus clair : il a remis à Tom McGuane un paquet contenant une urne
funéraire, avec toutes les informations nécessaires en cas de besoin, à
l’intérieur, précisa-t-il.
A Bolinas, Brautigan est entré en contact avec un libraire,
à qui il a proposé la vente de ses manuscrits, annonçant qu’il voulait
collecter des fonds pour sa fille. Ce geste aurait pu simplement dire combien
il était désespéré et dans le besoin. Mais je pense qu’il s’est efforcé
également de mettre de l’ordre dans ses affaires avant de mourir.
Les carnets de Marcia Clay cités dans Rolling Stone apportent
quelques informations supplémentaires sur sa préparation du suicide. Brautigan
a téléphoné une dernière fois à Marcia. Il l’appelait de Bolinas. Il lui a
demandé si elle « aimait bien son esprit ».
On peut entendre cette question comme un apitoiement
sarcastique sur lui-même, car cet esprit allait bientôt être détruit. Je crois
que, dans son désarroi et sa solitude, Richard souhaitait que sa dépouille
pourrisse dans cette sombre demeure de Bolinas. En guise de commentaire final
sur ce qu’il pensait du monde.
A propos de l’entêtement forcené de Richard, Michael McLure
fit ce commentaire :
« En se donnant la mort, le gamin un peu pataud
triomphait à la fois de ses ennemis et de ses amis. Issu du nulle part de cette
côte Pacifique du Nord-Ouest américain hantée par la Grande Dépression, il
émergea, s’imposa, puis se détruisit. Que restait-il ? »
Il existait certainement quelqu’un susceptible de l’aider,
mais la plupart de ses amis devaient bien admettre qu’ils avaient essayé et
échoué. Son suicide suscita auprès de ses amis une froide réflexion sur les
pouvoirs et les limites de l’amitié. Notre chagrin était aggravé par le
sentiment qu’il n’y avait rien à faire.
Achever ainsi cette notice biographique ne serait pas
honnête vis-à-vis de Brautigan, car aujourd’hui, ce n’est pas en ces termes
morbides que je repense à lui.
J’aime me souvenir du Brautigan qui résidait sur Union
Street, cet ami vif, amusant et généreux pour un si grand nombre de personnes
de North Beach. Son appartement était un lieu de rencontres éclairé et spacieux
d’où démarraient nos aventures quotidiennes. Il traversait miraculeusement la
vie en roue libre, animé d’une élégance pleine d’entrain.
Nous passions souvent nos journées à vadrouiller en ville.
On se retrouvait habituellement le soir, au restaurant, avec quelques amis, où
nous étions partis pour un repas arrosé, illuminé de rires et de plaisanteries.
Une anecdote précise me revient à l’esprit, qui présente
Richard sous son meilleur jour :
Après les vacances de Noël, il m’a passé un coup de fil.
« Je suis de retour en ville. Que dirais-tu de se
retrouver cet après-midi, histoire de vider quelques godets ? »
J’étais partant, nous avons fixé un rendez-vous.
Je l’ai retrouvé chez Enrico, assis à une table, le regard
brillant et accueillant, il irradiait une énergie espiègle et contagieuse.
« Ça va, toi ? » je lui ai demandé.
« On a une petite mission à accomplir avant de se
restaurer. »
« Je ne suis pas pressé. »
« Une fois cette tâche accomplie, nous irons déjeuner
chez Vanessi. »
« Très bien. De quoi s’agit-il ? »
« Un de mes amis est sur le point de terminer un livre
sur lequel il planche depuis des années. Il est un peu dans le pétrin, nous
devons attendre le menuisier. »
Je n’en ai pas demandé plus. Richard était ravi de son
secret, il n’était pas question de rompre le charme. Nous avons donc attendu.
Après plusieurs cafés, on s’est mis à papoter littérature. Un menuisier a
finalement traversé Broadway, sa boîte à outils à la main et s’est dirigé vers
nous.
« Le voilà. » Nous sommes allés à sa rencontre sur
le trottoir.
Il m’a semblé que le menuisier était au parfum. Il a juste
hoché la tête, et
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