Brautigan, Un Rêveur à Babylone
Richard a hoché la tête en retour. Nous avons descendu
Broadway jusqu’à dépasser les boutiques de strip-tease. Les mots SAN FRANCISCO HOTEL étaient écrits en lettres
d’or sur la porte vitrée. Richard en a franchi le seuil. Nous avons pénétré
dans un étroit couloir et avons grimpé l’escalier. Derrière nous, on entendait
le chick-chick-chick des outils du menuisier qui bringuebalaient dans leur
boîte.
En haut de l’escalier se trouvait une porte avec une cage en
fer encastrée dans la moitié supérieure, derrière laquelle se trouvait un homme
immobile qui semblait aussi mort qu’un réceptionniste mort. Ses yeux grands
ouverts regardaient dans le vide.
« Nous venons réparer la chambre 16 », annonça
Richard au réceptionniste.
Il a attendu une réponse qui n’est pas venue. Brautigan a continué
de gravir les marches, le menuisier et moi sur ses talons. Nous avons défilé à
la queue leu leu, sans que le regard de l’homme-comme-mort modifie sa
trajectoire. Même pas un clin d’œil en entendant le chick-chick-chick.
Une fois en haut, nous nous sommes engagés dans un couloir
jaune. Au fond, il y avait une fenêtre gris sale qui donnait sur Broadway et, à
côté, une porte verte. Des décalcomanies argentées fluo représentaient les
chiffres 1 et 6, collés sur la porte.
En bas, le contre-plaqué de la porte avait été déchiqueté.
Quelqu’un y avait fait un trou en plein milieu. Tout autour de la serrure,
trois épaisseurs superposées apparaissaient : du contre-plaqué recouvert
d’une planche de bois dur, elle-même recouverte d’une plaque en fer-blanc. La
porte avait été frappée et défoncée. En bas, sous le nouveau trou, la
protection métallique était piquetée et bosselée de coups. Tout au long de sa
vie, cette porte avait dû être à l’origine de pas mal d’ennuis.
Richard a enfoncé le bras dans le trou de la porte, et, de
l’intérieur, a déverrouillé la serrure. La porte chancelante a cédé. Richard a
laissé passer le menuisier qui est entré.
« Mon ami ne pourra pas revenir à l’hôtel tant que la
porte ne sera pas réparée », a expliqué Richard.
« Ce n’est pas facile de réparer une porte quand on ne
vous laisse pas entrer dans le bâtiment », a dit le menuisier en posant sa
boîte à outils par terre. « Vous avez bien fait de m’appeler. »
Le menuisier a ouvert sa boîte à outils, en a tiré un mètre
pour mesurer le trou.
Je suis à mon tour entré dans la pièce. Je m’attendais à
tomber sur un foutoir, la pièce était en réalité extrêmement bien rangée, le
lit était fait. Le sol était propre. La chambre était exiguë, mais chaque chose
se trouvait à sa place. Sous la fenêtre, une Olympia portable était installée
sur la table. Une chaise était glissée dessous. Face à la machine à écrire, il
y avait plusieurs piles, six paquets de feuilles en tout.
Un manuscrit retourné à l’envers, un verre transparent
contenant des stylos et des crayons, un Roget’s Thésaurus et deux volumes
éreintés du dictionnaire Shorter Oxford appuyés contre le mur.
La corbeille à papiers était située dans l’axe de la table.
Des pages du manuscrit y étaient entassées, chaque feuille soigneusement
déchirée en quatre parties égales. La pièce était impressionnante de
perfection. En arrivant du hall d’entrée, c’est comme si nous avions quitté une
zone d’affrontements pour pénétrer dans un temple religieux.
« J’ai une planche de contre-plaqué dans le
camion ; ça va me prendre environ une heure pour réparer ça », a
annoncé le menuisier.
Il a posé son mètre par terre. Il a fouillé dans la poubelle
et a attrapé un quart de page du manuscrit délaissé. La parfaite symétrie de la
pièce a été rompue. Au dos de la feuille, il a noté deux chiffres.
« Je n’ai besoin de personne pour aller chercher le
contre-plaqué. Vous pouvez partir si vous voulez. Le gars a perdu ses clés,
c’est ça, hein ? »
« Ouais. Il venait juste de terminer des recherches
documentaires pour son roman », a expliqué Richard. « Il avait
vraiment envie de se remettre à son bouquin. Mais voilà, il venait de perdre sa
clé pour la deuxième fois. A la réception, ils n’avaient plus de double. Et il
avait vraiment envie de se remettre à taper pour finir son roman. »
On n’a pas épilogué sur le réceptionniste-assis-comme-mort
dans sa cage, ni combien il avait dû être difficile
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