Cahiers secrets de la Ve République: 1965-1977
l’Amérique. »
Mitterrand se montre beaucoup plus prudent dans son analyse. Il s’adresse à Pierre Mauroy : « On me dit qu’il y a une atlantisation de Giscard. Je le demande : quels sont les signes précis de cette atlantisation ? »
À moi, il confie en quittant les autres : « Ce qu’il y a, c’est que la France n’a pas de politique, voilà ce qu’il y a ! »
Voici donc, quelques jours après le voyage d’Algérie, le débat Mitterrand-Fourcade : apparemment, la recommandation donnée par Giscard à ses ministres d’être présents sur le petit écran a été suivie d’effet. Chaque combattant a sa petite équipe : derrière Mitterrand, Claude Estier, Michel Rocard, Jacques Delors, Jacques Attali et Maurice Seveno. Derrière Fourcade, sa femme, Jacques Dominati, Pierre-André Vivien (Dieu sait pourquoi), Fernand Icart, député giscardien niçois, et Christian Poncelet.
L’émission commence après la publicité : Blédine pour les enfants, soutien-gorge Dim. Lorsque les caméras cadrent le plateau, je vois d’un côté Mitterrand, visage marmoréen, concentré, immobile, prêt à bondir, avec ses yeux si noirs jetant presque des éclairs ; de l’autre Fourcade, vêtu de gris, cheveux en brosse, bon élève un peu traqueur. On dit qu’Edgar Faure l’a beaucoup conseillé avant l’émission.
Mitterrand se montre d’emblée à la limite de l’agressivité, poussant ce pauvre Fourcade dans ses retranchements, l’accablant d’entrée de jeu de considérations sur la crise du capitalisme mondial, l’obligeant à parler de sa propre politique, de celle du gouvernement français, et non pas du programme commun de gouvernement. L’ironie dont il fait une arme surprend Fourcade, qui n’a d’ailleurs ni l’aspect, ni le ton d’un polémiste.
« Vous vous êtes toujours trompé, vous trompez-vous vous-même ou voulez-vous tromper les autres ? »
Mitterrand insiste tellement que Fourcade se laisse prendre et convient qu’il s’est trompé, certes, mais que, après une période d’errements, la France est désormais sur le chemin de la reprise.
« Quelle reprise ? Pour qui ? » tonne Mitterrand.
Jean-Pierre Fourcade se lance dans une typologie des chômeurs. On s’ennuie. Mitterrand l’interrompt :
« Aidez-moi à rendre ce débat intéressant ! »
Fourcade : « J’essaie ! »
François Mitterrand, condescendant : « Vous êtes un bon élève ! »
Fourcade, furax : « Je suis un responsable ! »
Autre échange, final celui-ci :
Mitterrand : « La succession ne sera pas facile. »
Fourcade : « Pourquoi, vous vous y croyez déjà ? »
Mitterrand : « Les faits sont là. »
Rendez-vous avec Yves Cannac à l’Élysée, le lendemain. Même refrain : le couple Giscard-Chirac fonctionne bien, les deux hommes sont totalement d’accord sur le partage des tâches ; Giscard définit la stratégie ; la direction des ministres, c’est clairement Chirac. (Il y aurait beaucoup à dire sur les interventions directes de Giscard auprès des ministres giscardiens, et sur ses rapports sans intermédiaire avec Poniatowski ou d’Ornano, mais passons ; de toute façon, Cannac me dira que c’est complètement faux !) Giscard et Chirac se voient une fois par semaine, le lundi, et, à l’occasion du Conseil des ministres du mercredi, ils se rencontrent traditionnellement au cours de la demi-heure précédente.
Au niveau des cabinets, pas de problème, « excellente interpénétration des équipes », me dit Yves Cannac, avec Raymond Soubie, Heilbronner et Jérôme Monod 10 .
Je lui demande quel serait, s’il le connaît, le désir secret de Giscard : maintenir ce mur entre majorité et opposition, ou essayer d’attirer les socialistes ? Réponse prudente : « La coupure entre majorité et opposition n’est pas, aux yeux de Giscard, une situation idéale. Mais il n’y a pas un seul moyen de créer une faille au sein de l’union de la gauche. Le président ne peut pas ne pas en être conscient ! C’est un fait, il faut tenir compte des données de fait. Il est évident que, quand les socialistes auront à nouveau perdu les élections législatives de 1978, il se passera forcément quelque chose. »
Deux informations dans la même phrase : Giscard est persuadé qu’il va remporter les prochaines élections, et il pense que, si l’union de la gauche perd une fois encore, elle volera en éclats. À ce moment-là
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