Cahiers secrets de la Ve République: 1965-1977
Servan-Schreiber a pris un bide, mardi dernier, à l’occasion de la réunion des présidents de conseils régionaux. Il est arrivé persuadé, comme d’habitude, que son élection à la tête du conseil régional de Lorraine allait révolutionner l’honorable assemblée des présidents régionaux, et Edgar Faure l’a cloué d’une phrase ironique : « Vous avez raison, a-t-il plaisanté, tout va toujours à reculons, jusqu’à ce qu’un grand homme arrive ! » Quoique peu sensible à la plaisanterie, Jean-Jacques a compris qu’il lui fallait jouer plus modeste. On ne l’a plus guère entendu.
Quant à Jacques Chirac, Edgar se l’est payé aussi, dans l’après-midi. Sur sa lancée, inattentif à ce qu’il disait, Chirac a laissé échapper devant les présidents de conseils régionaux : « Le cadre communal, le cadre départemental sont des structures moins superficielles que celles de la région. » C’est ce qu’il pense, certes, mais ce n’était pas le lieu où le dire ! Brouhaha inouï, donc, bronca, presque, dans l’assistance. Edgar vole à son secours : « J’espère qu’il s’agit d’un malentendu ! » Chirac s’écrase, s’excuse presque, comme sur l’Europe lorsqu’il a parlé d’« Europe intégrée ».
« J’ai l’impression qu’il y a des moments, dit Mauroy, où il ne fait absolument pas attention à ce qu’il dit. »
C’est sans doute vrai.
Mauroy regrette que les socialistes aient refusé de se rendre à l’Élysée comme Giscard – certes maladroitement, à son avis – en avait fait la proposition. Depuis le premier refus de Mitterrand, Robert Fabre, au nom des radicaux, a accepté l’invitation, puis est venu le tour de Caillavet, puis celui d’Hintermann. « Quel dommage ! me dit Mauroy (pas trop fort, pour que Mitterrand n’entende pas). Le PS y aurait gagné, parce que cela aurait accru la crédibilité d’un gouvernement socialiste : même Giscard, auraient dit les gens, les reçoit. Alors, pourquoi en avoir peur ?... Dommage, soupire-t-il à nouveau, nous n’avons pas saisi la perche. »
Quelle différence entre Mauroy, qui affirme avoir le maximum de convergences avec Mitterrand, et Pierre Joxe, que j’ai vu hier soir citer à tout propos le programme commun, très acerbe dans ses critiques contre Giscard, persuadé que la police et le ministère de l’Intérieur organisent tout dans la France giscardienne, achètent et pervertissent tout, la presse en particulier. Quelle unité trouver entre ces différentes tendances du Parti socialiste si un jour Mitterrand n’était plus là ?
Pendant que nous discutons avec la petite troupe des accompagnateurs de Mitterrand, la visite en Algérie continue. Nous voici dans la petite villa qu’occupe Houari Boumédiène, le chef de l’État algérien. Des guerriers vêtus de superbes djellabas blanches, sabre au clair, accueillent Mitterrand sur les marches en onyx de la présidence. En haut des escaliers, Boumédiène l’attend, maigre, les traits marqués, vêtu d’une longue djellaba marron, avec une fière allure. Puis nous voici tous propulsés – moi compris, car le service d’ordre algérien ne fait pas le tri entre les journalistes présents et les membres de la délégation socialiste – dans le salon beige et or de la présidence. Boumédiène dit quelques mots pour accueillir ceux – c’est son expression – « qui voient, ou pour certains d’entre eux revoient (il désigne à ce propos Claude Estier) l’Algérie aujourd’hui ».
« C’est vrai, ponctue Mitterrand : Estier est un habitué depuis dix, quinze ans ! »
Mitterrand et ses accompagnateurs socialistes n’auront que le lendemain une première entrevue sérieuse. J’en obtiens sans difficulté le compte rendu, qui, soit dit en passant, n’intéresse pas du tout mon journal et que je garde donc dans ces cahiers.
Les Algériens ont exposé sans fard leurs griefs vis-à-vis de la France. D’abord, car cela les désoriente, ils mettent en avant le problème du déséquilibre de la balance commerciale : 5,50 milliards defrancs. Ils l’expliquent ainsi : le vin algérien, les Français ne l’aiment plus ; le pétrole, on le vendrait moins cher aux Français, mais ils n’en veulent pas. Puis ils parlent de l’absence de sécurité de leurs ressortissants en France. Plus largement, ils mettent en cause l’orientation de Giscard : il a choisi, se plaint Boumédiène, l’axe
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