Cahiers secrets de la Ve République: 1965-1977
d’avance : « Il me gêne, car il conteste la politique du gouvernement. Il me gêne également pour une autre raison : il conduit le PS dans une voie qui est celle de l’irresponsabilité. » Le raisonnement suit : les socialistes ne veulent pas gouverner la France, ils veulent prendre le pouvoir. Avec les communistes, de surcroît. C’est le seul parti européen à s’être lancé dans cette voie, qui ne permet pas la compétitivité de la France en Europe, surtout quand on sait le regain de puissance et le développement de l’Allemagne.
Comme toujours, il y a chez Jacques Chirac un étonnant mélange de conviction et d’optimisme, de méthode Coué, de force presque physique et de roublardise politique, qui fait qu’il égrène ses certitudes, les impose sans écouter ses adversaires. Il balaie d’un revers de main les questions sur les futures élections législatives de 1978 : « Cela fait des années qu’on nous explique que la majorité n’est plusmajoritaire ! J’ai la profonde conviction qu’en 1978, majorité sociologique ou pas, nous gagnerons les élections. Quant à Mitterrand, je ne vois pas qu’il pose problème, alors qu’il a été déjà deux fois rejeté par le suffrage universel. »
Couplet sur les patrons, pour suivre : il n’est pas possible de dénigrer les chefs d’entreprise, de critiquer en permanence les moyens de production. « Les chefs d’entreprise sont les moteurs de l’économie et du progrès. »
On ne lui fait pas dire un mot qui marque la moindre distance à l’égard de Giscard : le président « gouverne dans l’intérêt général de la France », et le gouvernement convaincra les Français par le sérieux de sa gestion.
Quant aux cantonales du mois prochain, il ne les craint pas, et d’ailleurs elles n’auront aucune signification politique.
Dans tout cela, rien de bien nouveau, sauf un incroyable lapsus lorsqu’il a parlé, pour dire précisément le contraire, de « l’Europe intégrée » !
Mais, enfin, il s’est exprimé avec force, il a fait front, il a respecté les consignes de Giscard : bref, il s’est exécuté en bon soldat. Pas brillantissime, mais il a fait son boulot.
Avec un bémol : sur les deux sujets sur lesquels il n’est pas d’accord avec Giscard, la peine de mort et l’Europe, il a soit vasouillé, soit sorti une énormité.
24-26 février
Voyage de François Mitterrand en Algérie.
Mitterrand, dans l’avion, en manteau poil de chameau, galure sur la tête (il s’en inquiète beaucoup et demande toutes les dix minutes où est son chapeau).
Arrivé à Alger, entouré de deux représentants du FLN qui sont venus l’attendre, il parle du socialisme et des relations entre l’Algérie et la France sur le mode : on me dit qu’elles sont mauvaises, je vais voir ce qu’il en est.
Pierre Joxe me raconte qu’en réalité ce voyage est l’aboutissement d’une longue série de tractations visant à faire oublier aux Algériens que Mitterrand était ministre de l’Intérieur en 1954, au moment où la guerre d’Algérie a commencé, et qu’il est l’auteur de cette phrase devenue célèbre : « L’Algérie, c’est la France. »
Même si le contexte était différent, il a fallu de longues négociations pour que Pierre Joxe et Claude Estier, qui ont joué les bons offices, arrivent à organiser ce voyage. Il a fallu en fait quatre ans, et le soutien de l’ambassadeur d’Algérie à Paris, pour y parvenir. Joxe et Estier me racontent comment les choses ont progressé depuis 1971, entre un voyage en Algérie de Claude Estier en 1974, pour le vingtième anniversaire de l’insurrection de novembre, et un voyage de Lionel Jospin en 1975.
Cela ne se voit pas trop, car une grande partie des dirigeants algériens affirment devant lui qu’ils voient en Mitterrand le futur chef de l’État français. Je le regarde : ce traitement ne lui déplaît pas, mais alors pas du tout ! Accueilli partout aux cris : « Le pouvoir de demain, c’est vous ! », il finit par y croire.
D’un autre côté, il est évident que les Algériens veulent convaincre les chancelleries du monde entier de leurs droits sur le Sahara occidental, et que tout leur est bon pour obtenir le moindre soutien extérieur.
Pierre Mauroy, avec qui je visite les usines qui appartenaient, avant la guerre d’Algérie, à Berliet, me ramène à la politique intérieure française. Il me raconte comment Jean-Jacques
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