Cahiers secrets de la Ve République: 1965-1977
Paris-Madrid-Rabat. C’est un axe américain : la France prend la place de l’Amérique en Afrique du Nord et se prononce en faveur du Maroc et de la Tunisie.
À ce stade des conversations, se déroule un tour de table entre les socialistes français et les Algériens sur l’orientation pro-américaine de la France. Mitterrand n’est pas seulement prudent, il ménage volontairement Giscard. À aucun moment il ne veut que qui que ce soit puisse dire qu’en Algérie, et chez Boumédiène, il s’est solidarisé avec ceux qui mettent Giscard en cause. D’ailleurs, Boumédiène ne rate pas Mitterrand lorsqu’il lui parle de De Gaulle :
« Ce de Gaulle contre lequel vous vous êtes présenté, il représentait la droite populaire, l’indépendance nationale, et il échappait à toute caste. Avec Giscard, ce n’est pas le cas !
– Il y a deux sortes de droites en France, répond Mitterrand pour ne pas s’engager dans un parallèle entre de Gaulle et Giscard : une droite bonapartiste et une droite conservatrice. »
Jeune, tout petit, brillant, déjà ministre, Bouteflika 9 , que tous les journalistes ont connu au moment des pourparlers marquant la fin de la guerre franco-algérienne, intervient : « Giscard n’a plus de soutien populaire, il fait la politique de sa caste ! » Il ajoute : « Je le vois bien, la France s’atlantise. »
« Et si les Russes étaient à Mers el-Kébir ? insiste Boumédiène. Nous sommes entourés de bases américaines en Espagne et au Maroc. Nous pourrions être tentés – je vous rassure tout de suite, ce n’est pas le cas : c’est juste un cas d’école ! – de mettre des Russes à Mers el-Kébir. Est-ce cela que veut la France ? »
Donc, l’analyse des dirigeants algériens est celle-ci : la France s’atlantise, elle ne veut pas d’une Algérie socialiste, elle ne fera rien pour elle. S’ils reçoivent aujourd’hui triomphalement Mitterrand, c’est pour exercer une sorte de pression sur le gouvernement français.
Il n’est pas sûr que Mitterrand veuille participer à une opération de ce genre.
À la fin de son propos, Boumédiène parle de « demain, la gauche française au pouvoir ». Il sous-entend donc que la gauche l’emportera en 1978. C’est alors que Bouteflika reprend la parole avec aplomb pour dispenser ses conseils : « L’union de la gauche, dit-il à Mitterrand, c’est très bien ; mais il y a des gaullistes que vous devriez récupérer à vos côtés. »
« Bref, dit Gilles Martinet, qui me résume l’entrevue, les Algériens nous demandent de faire un compromis historique incluant les communistes, les socialistes et les gaullistes ! »
Le soir, à la réception donnée à l’hôtel El-Aurassi, au-dessus de la grand-place où se sont déchaînées les émeutes algéroises de 1958, je peux approcher Mitterrand d’assez près pour lui poser des questions de politique intérieure française. Nous parlons de l’émission qui l’opposera dans quelques jours au ministre des Finances Jean-Pierre Fourcade. Le connaît-il ? Il rigole : « Il a l’impression d’avoir déjà échangé des arguments avec moi. Mais quand ? Je n’en ai aucun souvenir. Il faut croire que je lui ai laissé une impression extraordinaire ! »
Comment prépare-t-il cette émission ? Là, il rit carrément : « Vous voudriez que je bachote ? »
Il espère cependant que le débat ne se limitera pas à un échange de chiffres. « Je me suis aperçu, raconte-t-il, que les discussions économiques au plus haut niveau se terminaient toujours de la même façon : en 1947, j’ai assisté comme ministre des Anciens Combattants à une discussion entre les plus grands économistes. Au bout de quelques heures, j’ai pris une assurance énorme en me rendant compte que tout cela débouchait immanquablement sur l’augmentation des taxes sur l’alcool et le tabac ! Fourcade aussi : il finit toujours par augmenter le tabac ! »
En fin de soirée, alors que les invités se sont retirés, nous restons quelques-uns autour de Mitterrand. Visiblement, tous ceux qui ont été reçus par Boumédiène et Bouteflika restent sous le coup de l’accusation d’atlantisme proférée par les dirigeants algériens.
Mauroy parle le premier pour résumer leurs propos : « Afin de sortir de la crise et de l’inflation, Giscard est prêt à faire n’importe quoi. Il s’aligne sur la position de Helmut Schmidt : rien sans
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