Cahiers secrets de la Ve République: 1977-1986
fenêtre couler la Seine. Elle me parle d'abord de Giscard. Selon elle, son ambition est simple : « Il part de cette idée, me dit-elle au fil d'un long monologue, que la France est une puissance moyenne. Pour qu'elle devienne grande, il faut la noyer dans un ensemble, l'Europe. À condition évidemment de prendre le leadership de l'Europe. Mais l'Europe ne marche pas. Du coup, Giscard n'avait plus aucun dessein.
« Il en retrouve pourtant un depuis peu, continue-t-elle. Pourquoi ? Parce qu'il s'est fait à l'idée que l'Europe, au lieu d'être une Europe-épée, pouvait être une Europe-lac où les passions s'éteignent et s'annihilent. Cela, qu'il le veuille ou non, s'appelle le neutralisme : la neutralisation de l'Europe. Dans cette perspective, il trouve l'appui d'Helmut Schmidt.
« Contre cette neutralisation de l'Europe et de tous les pays qui la composent, Chirac ne se bat pas assez : il ne stigmatise pas assez le neutralisme, il ne parle pas de la bombe à neutrons qui ruine la philosophie de la dissuasion. »
Une minute de pause dans le discours. Elle reprend son inspiration : « Ce qu'il faudrait, me dit-elle avec une extraordinaire conviction, c'est un nouvel appel de Cochin ! »
Nous évoquons maintenant ses relations avec Chirac, ce qu'elles étaient, ce qu'elles sont devenues. Elle parle de lui comme s'il s'agissait d'un gamin à la fois doué et décevant :
« Il était gêné par nous. Nous le poussions sans arrêt à coups de pied au derrière. Moi, je ne croyais plus en lui depuis 1976. J'avais vécu la vie quotidienne à Matignon, je savais que ce n'était pas un homme d'État. En 1979, au moment où nous l'avons quitté, j'ai été ravie à l'idée de ne pas aider Jacques à revenir au sommet. Pierre Juillet, lui, c'était différent : il en a éprouvé un véritable chagrin. Il a longtemps cru que Chirac était son fils, et un fils à son image. Il est tombé de haut. Moi pas. »
Elle m'a dit cela avec une brutalité particulière. Comme si elle me disait, à moi qui approche Chirac depuis des années de façon régulière : vous vous êtes trompée, vous aussi, et même plus que moi, puisque vous continuez à penser, à écrire qu'il pourrait un jour être président de la République ; il ne le sera jamais !
Elle montre un peu plus de clémence pour Michel Debré dont nous commentons la candidature récente à la Présidence. Elle pense qu'il peut desservir Giscard plus que Chirac. « Et il aura pour lui des tas de gens, assure-t-elle. D'ailleurs, Jacques Chirac a été maladroit avec lui. » Elle me rappelle la scène qui s'est déroulée lors des dernières journées parlementaires du RPR : Claude Labbé a quasiment annoncé la candidature de Chirac au moment même où Michel Debré présidait la séance. « Il l'a mal pris, c'est naturel ! »
Elle chute de manière inattendue : « D'ailleurs, ces journées parlementaires, il faudrait les supprimer. Il ne s'y passe toujours que des conneries ! »
2 juillet
Je dis à Michel Debré qu'il faudrait un rien, me semble-t-il, pour que Marie-France Garaud lui fasse des offres de services. Il lève les bras au ciel : « Certes non, me répond-il. La solitude a des vertus ! »
3 juillet
Conversation téléphonique avec François Mitterrand. Il faut dire que je lui avais envoyé, la veille, un poulet assez désagréable sur l'organisation de son service de presse. Une pétaudière : deux ou trois jeunes femmes dévouées, toutes amoureuses de lui, qui se tirent donc dans les pattes et font de lui une chasse gardée. Qui éloignent les journalistes femmes, cela va de soi, et qui, au surplus, exercent un tri sévère sur ses éventuels interlocuteurs, de quelque sexe qu'ils soient. Plus quelques énarques assez suffisants qui veillent en cerbères, eux aussi, à la porte de son bureau. Déjà que tous les journalistes ont tendance à camper devant l'appartement de Michel Rocard ; si, en plus, personne n'arrive à voir Mitterrand, cela va compliquer notre vie et nuire à la sienne !
Il me demande des explications ; je lui en donne, sans entrer dans le détail. Il m'écoute et il m'entend, d'autant plus que s'il a demandé à André Rousselet de le rapprocher de la presse, c'est qu'il en a compris la nécessité.
Il proteste une fois de plus parce que Le Monde l'a maltraité, et me cite l'article récent de Gilbert Mathieu où il a été très sévèrement critiqué sur son analyse du système
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