Cahiers secrets de la Ve République: 1977-1986
fuite, écoutant en cela les conseils que m'avait prodigués il y a quelques années Michel Charasse : pour être sûr qu'un texte ne se retrouve pas dans Le Canard enchaîné , l'écrire à la main, ou à la rigueur sur sa propre machine à écrire. La mienne est une petite Japy vert clair dont je ne me suis pas servie depuis que j'ai été nommée. Je l'ai ressortie pour l'occasion.
« Monsieur le Président, craignant de ne pouvoir arriver à vous dire, de vive voix, l'état de mes réflexions sur le cas Desgraupes, je préfère les coucher sur le papier, maîtrisant mieux l'écriture que la parole.
Je n'entrerai pas dans la querelle juridique sur le départ de Pierre Desgraupes 9 . Nous savons bien que nous trouverons dix professeurs de droit et quatorze maîtres des requêtes au Conseil d'État pour nous assurer, textes à l'appui, qu'il doit partir – ou rester !
Ma position n'est due qu'à des considérations politiques et stratégiques.
Au bout d'un an d'existence de la Haute Autorité, où en est-on, aujourd'hui, en effet ?
Nous avons assez largement réussi à imposer notre tutelle sur l'ensemble du service public audiovisuel. Débordant le plus souvent le cadre strict de la loi, prenant les gens de front ou par la bande, au prix d'interminables conversations, nous avons obtenu des résultats non négligeables. À TF1, vous le savez, et à Antenne 2 aussi. Pierre Desgraupes a toujours été à notre égard d'une loyauté bourrue, certes, mais sans faille.
Il reste que tout cela est encore fragile. Hervé Bourges débarque. Il a un lourd héritage que personne ne lui envie et dont il découvre chaque jour la complexité. Pas un jour ne se passe sans que nous échangions, parfois à des heures tardives, nos points de vue. Son échec serait en grande partie celui de la Haute Autorité, et surtout le mien. Le redressement de TF1 est en vue. Il est loin d'être achevé, ni même certain. La désorganisation d'Antenne 2, le remplacement de son président entraînerait pour moi un risque presque insurmontable.
J'ajoute que, pour la Haute Autorité qui a nommé Desgraupes pour trois ans, ce serait un coup pratiquement fatal. Ce serait limiter publiquement son autorité morale. Ce serait déstabiliser et diviser l'institution que vous avez voulue pluraliste, et qui l'est vraiment. Ce serait la transformer en champ de bataille, ce que nous avons jusqu'à présent, ici, à neuf, réussi à éviter.
Restent les préoccupations plus purement politiques. Que vous le vouliez ou non, que cela vous agace ou non, le départ de Desgraupes diviserait profondément les professionnels, la presse, donc l'opinion publique. Je ne peux m'empêcher de penser, et d'écrire : à quoi bon ?
D'autant que si Desgraupes reste, il ne sera plus question, dès l'année prochaine, les gens étant ce qu'ils sont, que de sa succession légale, qui, chacun sait, doit être préparée longtemps à l'avance.
Au moment où vous m'avez nommée, vous m'avez dit, phrase étrange : “Protégez-moi !”
Vous entendiez – ou du moins est-ce ainsi que je l'ai interprété : “Ne me laissez pas en première ligne. Évitez que je sois pris, moi, dans la fonction que j'occupe, dans les remous de l'audiovisuel français !”
Je manquerais à tous mes devoirs si je ne vous demandais pas de réenvisager votre point de vue. Irais-je jusqu'à vous révéler le fond de ma pensée ? Peut-être pourriez-vous vous-même trancher la querelle juridique qui s'amorce. Et la trancher en faveur du maintien de l'homme de télévision dont, pour le pratiquer quotidiennement, je connais mieux que personne les défauts, mais qui reste, à l'heure actuelle, le seul “saltimbanque”, dans l'opinion et dans la profession, à passer la rampe. »
19 septembre
Guy Béart : il est loin, le chanteur de mes vingt ans ! Il est capable aujourd'hui de me démontrer qu'il a toujours été socialiste et que son amitié pour Pompidou n'a jamais existé. Je ne lui en demande pas tant !
30 septembre
Quarante-huit heures à New York où François Mitterrand est reçu à l'ONU. Rien, pas d'échanges avec lui.
Son discours à l'ONU est impeccable, d'une forme exemplaire.
Sa peau parcheminée (non, plus exactement tendue au contraire, mais comme morte, indépendante de la chair en dessous), blanche, presque grise.
Je converse longuement avec Roland Dumas, avec Jean Daniel qui sont du voyage. Hourra ! Personne ne m'a parlé de
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