Cahiers secrets de la Ve République: 1977-1986
nommé Premier ministre. Les hésitations, faibles, des tout derniers jours me semblent ce soir dépassées.
22 mars
Que dire ? La France s'est donc jetée, semble-t-il, avec délice, dans la cohabitation. Pensais-je, en 1970, que ces deux hommes, Mitterrand et Chirac, se retrouveraient ainsi, objets et sujets de la même histoire ? La vie, parfois, a un goût doux-amer d'inattendu.
Ces cahiers politiques sont nés en 1965. Mitterrand et Chirac en sont, depuis l'origine, les acteurs principaux. Je crois bien les connaître : volontarisme de l'un, sens de la justice de l'autre. Respect des valeurs traditionnelles de l'un (Chirac) ; recherche, aventure, imagination de l'autre. L'un ment par gentillesse, l'autre pour se protéger. L'un n'a survécu que par son énergie vitale, aussi par son courage politique ; l'autre, qui possède ces deux qualités, y ajoute plus de réflexion, plus de calcul, davantage d'arrière-pensées.
Les deux, je pense, ont en commun d'avoir fait leur mue entre quarante et cinquante ans. L'adolescent attardé, à l'esprit potache, qu'était Jacques Chirac n'est plus celui qui entrait avant-hier, tout seul, dans la cour de l'Élysée. Le Mitterrand de 1980 n'était plus le jeune ministre de 1958, ni même l'auteur du Coup d'État permanent , l'homme à femmes méthodique, le jeune ministre aux yeux trop sombres de la IV e République.
Tous deux, après leur quarantième année, ont pris en main leur destin avec ce mélange d'ambition, de volonté, de certitude et de jeu qui fait les grands hommes politiques.
La droite, la gauche ? Qui est de droite ? Le jeune homme nommé Chirac qui courait pieds nus sur les plages du Rayol, celui qui signa l'appel de Stockholm 11 , qui vendit à la criée des journaux de gauche, qui s'embarqua, à peine entré à Sciences Po, à bord d'improbables cargos à destination de l'Amérique ? Le jeune étudiant nommé Mitterrand qui habitait la bien-pensante pension de la rue de Vaugirard, qui fréquentait avant guerre l'Action française ?
La droite, la gauche ?
Dans l'histoire, l'un est en fait un grand radical de gauche. L'autre, un grand radical de droite.
L'un et l'autre sont désormais unis dans la V e République, imbriqués, aussi solidaires que solitaires. Ils pourraient faire naître un nouveau monde politique, un grand parti libéral ou un grand parti travailliste avalant le premier l'UDF, le second le PC.
24 mars
Mort de la Haute Autorité. Angoisse. À comparer, pas tout à fait quand même, avec celle de Mitterrand ! Affreuses, ces images du premier Conseil des ministres de la cohabitation telles qu'elles nous ont été livrées par la télévision. Atmosphère de plomb, visages de marbre, Mitterrand seul face à tous les autres, pâle, traits figés, Édouard Balladur l'œil ailleurs, Chirac claquemuré. Ont suivi quatre petites minutes d'échanges. La cohabitation passera-t-elle l'été ? Pourtant, pourtant, entre les hommes, tout pourrait se révéler possible, il me semble.
Mais non : la politique dépasse les individus. Classés en deux camps distincts, aucun ne veut ni ne peut enjamber, d'un sourire, d'un mot, d'un regard même, que tous gardent baissé, la frontière qui le sépare de l'autre.
Je crois que c'est à ce moment précis seulement que François Mitterrand a compris qu'il avait perdu le pouvoir.
La Haute Autorité l'a perdue avant lui, et il y a lui-même contribué.
Il n'empêche : voir Mitterrand seul, livide, au milieu de ses ennemis, serre le cœur.
25 mars
Comment dire ? Ma vie, depuis quatre ans, depuis que j'ai été nommée à la Haute Autorité, tient à 50 % du cauchemar. Depuis six mois, elle y a même tenu à 80 %. Depuis une semaine, ç'a été à 100 %. Desgraupes, Héberlé, Moati, Fabius, Mitterrand... Je n'ai pas eu une seconde de répit pour sauver, du moins le croyais-je, une institution et brasser du vent.
Si tout s'achève aujourd'hui, tant mieux !
Cela, c'est le raisonnement conscient.
Hélas, mon inconscient n'est pas de cet avis. J'ai une peine folle à l'idée de quitter les gens avec lesquels je partage mes journées depuis toutes ces années, avec lesquels j'ai combattu, ri aussi, et vécu beaucoup de moments charmants, instructifs, intenses.
Finir dans l'élégance : c'est à cela maintenant qu'il nous faut nous attacher.
Sans date. Entre le 26 mars et le 1 er avril
François Léotard 12 a demandé à me voir pour me signifier qu'il allait changer la
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