Cahiers secrets de la Ve République: 1977-1986
intuitif. Votre livre repose tout entier sur l'intuition. Il est généralement bien, avec cependant quelques erreurs de fait. Première erreur : l'élection d'Héberlé. Je ne sais si c'est Michèle qui vous l'a racontée, mais, vous savez, elle est niçoise, elle a l'exagération méridionale ! La vérité est que je ne suis pas intervenu. Si le Premier ministre l'a fait, il a eu tort !
« Deuxième erreur, poursuit Mitterrand : la semaine folle de 1983 9 . Cela fait la énième fois que vous la racontez, la énième fois que je vous dis que c'est faux. Votre version n'est pas la bonne, pourquoi n'en convenez-vous pas ? »
Suit, après que July eut plaidé qu'il avait eu accès aux meilleures sources – sans doute les mêmes que moi, à Matignon –, une conversation charmante.
En revanche, Serge me raconte que Fabius a très mal pris son livre, notamment la partie où il évoquait les éclats de voix entre Mitterrand et lui au moment de l'affaire Greenpeace.
11 mars
Le courage. Celui d'affronter quelqu'un les yeux dans les yeux. De monter au créneau, abattre ses cartes, disposer son jeu, préparer son tapis, imaginer des stratégies, prévoir des itinéraires de dégagement, des positions de repli. Savoir jusqu'où on peut aller sans écraser l'autre, ne pas baisser la garde, encaisser les coups avant d'en rendre d'autres, friser l'incident, frôler l'échec, se reprendre, distinguer l'essentiel de l'accessoire, ne pas reculer d'un pouce, reprendre souffle, viser à nouveau, sourire enfin. Ne pas oublier de sourire.
Tout cela, ces débats politiques, ne sont rien que de l'habileté. Mitterrand puis Chirac sont, depuis des années, les premiers à m'en avoir fait la confidence : l'essentiel, c'est d'avoir au fond de soi le plus d'énergie, le plus de volonté, le plus de force. Ce qui implique, pour les combattants, de céder sur des points de détail et de foncer sur l'essentiel.
C'est Chirac, arrêté un jour dans un embouteillage alors qu'il conduisait encore sa voiture. En accélérant un grand coup, passant au milieu des conducteurs terrorisés, il m'avait dit : « Ah ! Il n'y a pas de place pour deux, ici. Il faut en sortir le premier ! »
C'est Mitterrand me disant, à propos de Guy Mollet, dans les années 1970 : « Lui résister ? C'est simple : il travaille douze heures par jour à m'abattre. Il suffit de travailler treize heures à faire de même contre lui ! »
Il y a quelque chose d'intérieur, dur comme la pierre, qui se mobilise parfois plus fortement que chez l'autre et qui entraîne la victoire, quelque chose d'indicible que seul perçoit l'adversaire, une détermination secrète, peut-être même pas décelée par celui-là même qui en fait preuve, mais que perçoit distinctement l'autre.
Oui, je suis curieuse de savoir ce que ça donnera entre Chirac et Mitterrand ! J'imagine ces deux animaux face à face au cours d'un Conseil des ministres, ou dans un face-à-face télévisé. Je les imagine partageant le pouvoir, courtois et intraitables, à la fois ou tour à tour. La culture de l'un, le culot de l'autre. La détermination dont Mitterrand a fait preuve depuis 1965 ; la formidable énergie de Jacques Chirac, son amour de la vie, sa jeunesse.
Cette cohabitation va être extraordinaire à vivre. Pour chacun d'eux. Et pour tous ceux qui les regarderont.
Pendant ce temps, déclin d'un monde, celui de l'audiovisuel. L'opposition ne peut que donner un coup de pied dans la fourmilière, après la façon dont le pouvoir socialiste a distribué les chaînes aux uns et aux autres, à son usage exclusif – du moins le croit-il. Elle le fera sans et contre la Haute Autorité.
Nous voici, en attendant, repartis dans des temps héroïques : la Haute Autorité mourra – elle est déjà morte – d'avoir été trop indépendante. Qui voudrait de nous, à gauche comme à droite ? Bâtons merdeux nous avons été, bâtons merdeux nous resterons pour tout le monde.
16 mars. Élections législatives
Mitterrand a eu raison lorsqu'il prévoyait que le PS allait remonter. Mais il n'est pas assez remonté pour sauver le gouvernement de la gauche 10 . Mitterrand a quelques heures pour choisir son Premier ministre. La chose ne s'est jamais passée ainsi sous la V e République, aussi n'y a-t-il pas d'usages en la matière. Je pense néanmoins qu'il réagira de façon classique : le chef du parti le plus important de la coalition victorieuse a vocation à être
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