Cahiers secrets de la Ve République: 1977-1986
en leur mettant le marché en main dans la perspective des législatives prochaines. Il les a mis en garde : « Chacun sera jugé à ses propres œuvres sur des actions simples : le désistement au soir du premier tour, conformément à la vieille règle de la République et de la gauche. »
À juste titre, car c'en était une, les communistes ont vu dans cette entrée en matière une véritable menace, et ils ont compris qu'elle avait valeur nationale. Si les désistements n'ont pas lieu en mars selon la discipline républicaine, les maires socialistes en tireront les conclusions : ils enlèveront aux conseillers municipaux communistes, partout où il y en aura, les délégations fixant leur pouvoir sur le terrain municipal.
Les conseillers municipaux communistes ne s'attendaient pas à cette sortie, il leur a fallu quelques heures pour feindre de s'étonner de la mise en garde de Mauroy. Lequel, il me l'avoue, est ravi de son coup : « Ça ne leur a pas fait de mal », commente-t-il sobrement.
Deuxième round entre communistes et socialistes au conseil régional, à midi aujourd'hui. Voici venu le moment-clef, le moment-test : le vote du budget régional. Le voter ou pas ? Que vont faire les communistes ? Suspense.
Lorsque j'arrive dans la salle du conseil, quelque chose me frappe : au premier coup d'œil, je remarque la sorte de connivence qui existe entre Pierre Mauroy et le préfet du Nord, André Chadeau, qui siège à ses côtés sur l'estrade. Une connivence exceptionnelle entre un préfet nommé par une majorité de droite et un leader de gauche. Les deux hommes n'arrêtent pas de se parler, de rigoler ensemble, d'échanger des notes. Assis au dernier rang dans la salle, Augustin Laurent, le vieux leader qui a laissé sa place à Pierre Mauroy à la tête de Lille, le regarde faire, pipe au bec. Après discussion dont je ne comprends pas tous les sous-entendus et méandres, Gustave Ansart signifie que les communistes ne voteront pas le budget que Mauroy leur présente. Ils s'abstiendront. Ni pour ni contre : au milieu. Pas de défi aux socialistes qui ont présenté leur budget ; en même temps, pas de soutien au maire de Lille.
Ce que je retiens de ce voyage, c'est ce que me dit Pierre Mauroy dans la voiture qui le ramène à la mairie. D'accord, entre communistes et socialistes, en ce moment, ça ne va pas fort. « Mais nous sommes de la même famille : nous sommes comme des fils d'une grande famille qui rêveraient d'avoir été fils unique. Qu'est-ce que la gauche peut faire sans le Parti communiste ?, continue-t-il. Si nous restons maîtres de nos perspectives, si nous persistons à vouloir l'union de la gauche, le PC sera bien obligé d'évoluer vers la démocratie ! »
C'est un acte de foi.
Retour à Paris. Quelques notes très rapides sur ce que m'a dit Mauroy, mardi après-midi :
1. Pas question, en gros, de garder Giscard à l'Élysée si celui-ci se réfugie, après une éventuelle défaite de la majorité actuelle, dans une attitude boudeuse et agressive du genre : les Français ont fait le mauvais choix, je reste pour sauvegarder la Constitution, je serai un otage du gouvernement de la gauche. Commentaire de Mauroy : « Nous n'avons pas attendu vingt ans le pouvoir pour accepter que Giscard nous tire dans les pattes ! Nous trouverons une astuce pour le changer. On changera de régime, s'il le faut ! » Dans la bouche du modéré que je connais, cette détermination me surprend.
2. Pas question de se laisser démobiliser par les considérations des économistes socialistes. « Ceux-ci considèrent que si la gauche gagne, s'indigne-t-il, rien ne changera, que ce sera simplement comme si, à la place de Raymond Barre, il y avait Mitterrand ! Ce ne sera pas le cas : il y aura une nouvelle légitimité, un nouvel élan, tout sera changé, tout sera possible ! »
3. Impossible, à ses yeux, de gouverner sans le PC. « On ne pourra pas se battre sur tous les fronts, me dit-il, contre Jacques Chirac, contre Valéry Giscard d'Estaing et contre les communistes à la fois. »
Il termine en faisant pour moi le calendrier de ce qui va, à son sens, se passer : après le premier tour, le Parti communiste appellera François Mitterrand à 8 heures du matin, dès le lendemain. Il fera du forcing sur la réactualisation du Programme commun. Le PS refusera et n'acceptera qu'une vague déclaration de volonté politique commune. « Ensuite, après le deuxième tour,
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