Cahiers secrets de la Ve République: 1977-1986
moment. Il me le décrit comme « enfermé dans une tour d'ivoire avec ses lieutenants qui le manipulent. Il ne discute plus, il n'entend plus personne. Au surplus, aucun homme ne peut résister au rythme qu'il mène. Il faut qu'il fasse attention : à Vierzon, il a donné de lui une image extrémiste. S'il continue, il ne sera jamais président de la République ».
18 janvier
Poitiers, à l'occasion d'une des dizaines de déplacements de Jacques Chirac. Naturellement, c'est son fief : Marie-France Garaud est là. Elle me fait penser à une très belle mère supérieure de Visitandines, condamnée par un tribunal révolutionnaire pour avoir comploté contre la Révolution, droite dans l'adversité, digne à la vue de l'échafaud.
« Oui, me dit-elle, nous agissons en réalité pour le président de la République ! »
Elle m'amuse : elle me disait le contraire au moment des élections municipales à Paris. Elle prépare, c'est naturel, sa position de repli. Je ne le lui reproche pas, mais pourquoi me prend-elle pour une idiote ?
Elle me fait tout un sac sur l'entourage du président de la République. « Tous les entourages, lui dis-je non sans ironie, ne se ressemblent pas. » Elle rit.
Pendant que j'écoute Jacques Chirac haranguer les foules de sa voix toujours trop mécanique, je prépare les questions que je vais lui poser sur les ondes, demain, à l'occasion de ce presque déjà fameux déjeuner de France Inter. Avec la nomination de 363 députés non RPR, y a-t-il eu complot organisé, délibéré contre le RPR ? Jean-Pierre Soisson a dit devant témoins, à l'occasion du dernier déjeuner de la majorité, qu'il était parfaitement au courant des réunions fractionnelles avec les giscardiens, les centristes et les radicaux. Est-ce vrai ? À quelles conditions accepterait-il, lui, Jacques Chirac, que Jean-Jacques Servan-Schreiber entre dans la majorité ? Met-il en doute la volonté de Giscard de lutter contre le Parti socialiste, ou bien le soupçonne-t-il de se préparer à composer avec lui ? Il me semble que c'est cela, la question la plus importante : Chirac craint-il un retournement d'alliance, en quelque sorte, un rapprochement entre Giscard et Mitterrand pour une nouvelle social-démocratie à la française ? Moi aussi, je me pose la question, même si Michel Poniatowski, hier, a condamné publiquement Mitterrand.
19 janvier
L'émission a lieu ce matin : Chirac répond à toutes les questions sans s'irriter. Assez bonne émission, il me semble. Le thème, qu'il décline de la manière la moins agressive qu'il peut : il faudra avoir du caractère pour affronter les difficultés. Et cette expression, hors antenne : « Un certain laisser-aller aimable n'est plus de mise dans les périodes difficiles. » Il vise Giscard, évidemment, mais je ne peux m'empêcher de penser que c'est lui, Chirac, qui rend surtout la période difficile !
22-24 janvier
Je commence par Lille mon mini-tour de France électoral, législatives obligent.
Deux problèmes dans le Nord : à droite, la personnalité de Norbert Segard, qui ne cesse de passer depuis des années des centristes aux gaullistes ; à gauche, celui des rapports entre communistes et socialistes, avec les deux leaders locaux que sont Gustave Ansart pour le PC et Pierre Mauroy pour le PS. Gustave Ansart, responsable communiste pour le Nord, membre du bureau politique, député de la 20 e circonscription, cheveux gris, costume sobre, et Pierre Mauroy, massif, lunettes d'écaille carrées sur visage carré, forment en réalité un vieux couple : depuis des années, ils sont tour à tour adversaires et partenaires. Ils ont tout dit l'un sur l'autre dans la presse locale, ils se sont affrontés des dizaines de fois à la tribune municipale, se sont répondus de meeting en meeting. Ils n'ignorent rien l'un de l'autre. Le temps passant, ils ont fini par couler des jours paisibles selon un code tacite qu'ils ont mis au point dans la pratique quotidienne.
Voici que depuis le 20 janvier, un vendredi, rien ne va plus entre les deux hommes. Pierre Mauroy a ouvert volontairement les hostilités, me raconte-t-il lui-même, au conseil municipal de Lille dont il est le maire et qui compte 10 conseillers communistes. Contrairement à son habitude (« Vous le savez, me dit-il, je suis plutôt un homme d'équipe ! »), il n'avait prévenu personne de la sortie qu'il allait faire. Il a apostrophé d'entrée de jeu les communistes
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