Caïn et Abel
tout au long de sa vie, Bernard avait-il accompli ces actes de foi qu’étaient les constructions des abbayes cisterciennes. J’aimais leur pierre blanche et nue, la radicale austérité de leur architecture, leur verticalité exaltante, l’élan vers Dieu qu’elles exprimaient.
Il avait prêché la croisade à Vézelay en 1146 et rédigé la charte des chevaliers du Temple, censés combattre les païens sans oublier, du croyant, la discipline rigoureuse et les devoirs.
Dans mon cours au Collège de France, j’avais mis en garde mes étudiants contre le fanatisme deBernard. Mais, à Patmos, je ne condamnais plus ses propos. Car le choix m’apparaissait soudain en toute clarté. Ou bien l’on renonçait à l’action parmi les hommes et l’on s’asseyait, jambes croisées, au sommet d’une colonne, soucieux seulement, par la méditation, le dénuement, le jeûne, de communier avec le Christ. Ou bien l’on restait dans le monde des hommes et l’on combattait pour Dieu, pour défendre le Saint-Sépulcre, empêcher que la fausse espérance des infidèles, leur religion en trompe-l’œil ne refoulent et ne supplantent la juste et unique foi, celle dans le Christ.
Saint Bernard dit aux chevaliers du nouvel ordre du Temple :
« Allez donc en toute sécurité, chevaliers, et affrontez sans crainte les ennemis de la croix du Christ… Le soldat qui revêt son âme de la cuirasse de la foi comme il revêt son corps d’une cuirasse de fer est à la fois délivré de toute crainte et en toute sécurité, car, à l’abri de cette double armure, il ne craint ni l’homme ni le Diable… Il ne craint ni de pécher en tuant des ennemis, ni de se trouver en danger d’être tué lui-même. C’est pour le Christ, en effet, qu’il donne la mort et la reçoit. Il ne commet ainsi aucun crime et mérite une gloire surabondante. S’il tue, c’est pour leChrist ; s’il meurt, le Christ est en lui… S’il tue un malfaisant, il ne commet pas un homicide, mais un malicide ; il est le vengeur du Christ contre ceux qui font le mal, et obtient par là le titre de défenseur des chrétiens. »
Je me souviens du réquisitoire qu’avait prononcé Veraghen lorsque, dans la bibliothèque du Collège de France, je lui avais lu ce texte. Il s’était indigné, dénonçant le fanatisme de saint Bernard, la manière dont ce moine oublieux de la compassion justifiait le meurtre de l’Autre : il promettait l’impunité aux tueurs, aux bourreaux, aux inquisiteurs ; ouvrant la voie au génocide, il le justifiait ! Bernard était le saint patron des exterminateurs, de tous ceux qui rêvaient d’une solution finale.
J’avais écouté Veraghen sans le suivre, mais cependant sensible à ses arguments. À Patmos, rongé par le remords et la culpabilité, j’ai découvert que saint Bernard était d’abord un homme qui avait accepté le combat, refusé la lâcheté cachée derrière la compassion, condamné le renoncement et l’inaction.
Il s’était dressé contre l’indifférence et le fatalisme. Or rien n’était jamais joué : Dieu laisse aux hommes leur libre arbitre. Et Bernard, osant regarder le Mal en face, voulait l’enchaîner.
Il traquait la Bête là où elle se terrait, quelle que fût la forme qu’elle revêtait.
Tout en prêchant la croisade, il voyait aussi, parmi les troupes désordonnées qui s’apprêtaient à partir pour la Terre sainte, des scélérats, des impies, des voleurs, des sacrilèges, des parjures. C’est que le Mal est au cœur du Bien, et cette réalité ambiguë est le propre des affaires humaines.
Pour autant, saint Bernard ne renonce pas. Il exhorte avec encore plus de détermination :
« Que faites-vous donc, hommes courageux ? Que faites-vous, serviteurs de la Croix ? Donnerez-vous aux chiens ce qu’il y a de plus saint, aux pourceaux des pierres précieuses ? Les ennemis de la Croix relèvent leur tête sacrilège et leur épée dépeuple cette Terre bénie, cette Terre promise ! Si personne ne résiste, ils vont se lancer sur la ville même du Dieu vivant pour détruire les endroits où s’est accompli le Salut… Ô douleur, ils veulent s’emparer du sanctuaire le plus sacré de la religion chrétienne, usurper le tombeau où, à cause de nous, notre vie a connu la mort ! »
Il faut donc se battre contre le Mal, traquer l’infidèle, mais aussi ce moine cistercien, Rodolphe, « cet homme sans cœur qui prêche sans en avoir le droit, qui
Weitere Kostenlose Bücher