Caïn et Abel
méprise les évêques et justifie le vainhomicide » en affirmant que la croisade commence en Germanie même, contre les impies et les juifs !
Alors, devant les foules assemblées dans les nefs des églises d’Allemagne, Bernard s’écrie :
« Toucher aux juifs, c’est toucher à la prunelle de l’œil de Jésus, car ils sont “ses os et sa chair” !
« Le peuple juif a jadis reçu le dépôt de la Loi et des promesses, il a eu des Patriarches pour pères, et le Christ, le Messie béni dans les siècles des siècles, en descend selon la chair… »
Je me recroqueville dans un creux de la roche, serrant mes genoux à deux bras. Je ne suis qu’une pelote de fils embrouillés, un écheveau de contradictions.
Ma faute est de m’être enfermé en moi par égoïsme, par lâcheté, par fanatisme, et d’avoir ainsi laissé Marie s’avancer comme une proie, pauvre agneau de Dieu, vers la Bête qui allait l’égorger !
Et moi, son père, j’ai détourné la tête.
Quand il dit que si les chrétiens ne résistent pas, « le Malin voit cela, frémit d’envie, grince des dents et trépigne », Bernard parle de ma vie, de mon attitude face au destin de Marie.
Mais agir, c’est prendre aussi le risque de se tromper.
Quand les croisés marchent vers Jérusalem, il y a parmi eux des sacrilèges, des impies qui violent, volent, brûlent vifs les juifs, égorgent et dévorent les enfants. Il faut les dénoncer, extirper des rangs des fidèles ces esclaves et ces suppôts du Diable.
En revanche, si, du fait de leur présence, je n’agis pas, demeure inerte spectateur, alors le sanctuaire le plus sacré de la religion chrétienne va tomber ou rester aux mains des infidèles.
Vivre et agir en homme parmi les hommes, c’est être écartelé – crucifié !
22
Je regagne la bergerie lorsque le crépuscule se laisse recouvrir par la vague noire de la nuit.
J’ai le pas incertain de l’aveugle. Je trébuche souvent, tombe parfois. La tentation me prend alors de rester face contre terre, mes lèvres sur la pierraille qui m’a déchiré les genoux, les paumes, le menton.
« Lorsqu’il s’agit de toi, dit saint Bernard, évite l’excès de complaisance et d’indulgence. Connais ta propre mesure. Tu ne dois ni t’abaisser, ni te grandir, ni t’échapper, ni te répandre. Avance donc avec précaution dans cette considération de toi-même. Sois envers toi intransigeant ! »
Je me relève. Bernard poursuit :
« Qu’il n’y ait surtout dans ton esprit aucune fraude ! Il faut que le partage soit loyal. À toi, tout ce qui est tien. À Dieu et sans mauvaise foi, ce qui est à Lui.
« Je crois inutile de te persuader que le mal provient de toi et que le bien est l’effet du Seigneur. »
La pente, enfin, se fait moins escarpée. Le parfum entêtant des lauriers se mêle à celui des figuiers. Je m’arrête sous l’un de ces arbres et, à tâtons, cherche un fruit et mords dans sa fraîcheur sucrée.
« La connaissance n’est pas dans le fruit, mais dans l’art de le saisir », dit encore Bernard.
Il m’accompagne, me guide ainsi jusqu’à la porte de ma bergerie.
Une silhouette s’est dressée si vivement devant moi que je l’ai heurtée. Aussitôt, alors que je n’avais jamais effleuré son corps, qu’il me semblait même ne l’avoir jamais regardé, j’ai reconnu Claudia Romano.
Nous sommes d’abord restés immobiles l’un contre l’autre, bras ballants, puis, d’un même mouvement, comme si nous avions rêvé ce moment dans les profondeurs inconscientes de nos âmes et de nos désirs, nous nous sommes enlacés. Et nos corps se sont unis.
Ils se retrouvaient après une longue attente.
Dans cette nuit qu’était ma vie depuis la mort de Marie, ce fut pour moi une lueur, tout le contraire de ce que j’avais vécu quand, dans le hall del’hôtel Xénia, un gouffre s’était ouvert devant moi à la seconde où j’apprenais cette mort. Et, depuis lors, j’avais erré dans les ténèbres.
La lueur a eu tôt fait de se dissiper. J’ai reculé d’un pas. Claudia a fait de même.
J’ai ouvert la porte de la bergerie et éclairé la grande salle. Nous nous sommes retrouvés pris dans la lumière, aveuglés, corps à présent séparés de plusieurs pas comme s’ils ne s’étaient jamais serrés l’un contre l’autre.
Nous n’avons pas prononcé un mot. J’ai incliné la tête, mon bras n’osant pas même se lever pour inviter Claudia à
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