Caïn et Abel
l’armée à Maara et la mit dans la cruelle nécessité de se nourrir des cadavres des Sarrasins… Les nôtres ne répugnaient pas à les manger ; ils dévoraient aussi les chiens. »
Je suis le coupable que son aveu libère et qui se laisse emporter par l’ivresse de la confession, qui aspire à vomir jusqu’à ce que son corps soit vide.
Je raconte l’entrée des croisés dans Jérusalem, en juillet 1099, et la tuerie qui s’ensuivit. On dit que le sang dans les mosquées avait tant coulé qu’il montait jusqu’au poitrail des chevaux.
On dit qu’il n’y eut de grâce pour personne.
Les juifs furent rassemblés dans leur synagogue et brûlés vifs. Les chrétiens grecs, géorgiens, coptes, syriens, arméniens furent torturés afin qu’ils avouent où se trouvait cachée la vraie Croix sur laquelle le Christ est mort. Les membres rompus, les yeux crevés, ils livrèrent leur relique sans même sauver ce qui leur restait de vie.
Je me cache le visage entre mes mains, puis me tourne et m’engloutis dans les yeux vides de Marie.
Est-elle morte des crimes qu’elle n’avait pas commis, mais qui étaient aussi les siens, tout comme ils sont les miens ?
Mais moi je n’ai que le courage d’avouer, non celui de me punir.
Elle, elle s’est tranché les poignets et la gorge.
Veraghen se lève, vient s’appuyer près de moi au rebord de la longue table.
« Comme les cieux sont vides, murmure-t-il, les hommes fabriquent des dieux, non pour s’aimerles uns les autres, mais pour se haïr plus férocement encore. »
Il pose une main sur mon épaule. Je m’écarte. Je ne veux ni de sa compassion, ni de ses noires certitudes.
Je tiens à affirmer ma foi. Je cherche fébrilement, dans mes piles de livres, celui de saint Bernard dont je relis souvent des phrases.
Je le trouve, et l’ouvre ; je lis :
« Nous avons l’instinct commun avec les bêtes, mais ce qui nous distingue d’elles, c’est le consentement volontaire. »
Je le brandis vers Veraghen comme un bouclier.
« Par le sacrifice du Christ, par le Saint-Esprit, nous l’emportons sur les autres vivants, nous sommes vainqueurs de la chair, nous triomphons de la mort elle-même.
« Nous sommes liberté, mais celle-ci nous vient du Christ.
« Supprimez le libre arbitre, et il n’y a rien à sauver ; supprimez la grâce, et il n’y a rien d’où vienne le salut. C’est Dieu qui est l’auteur du salut, c’est le libre arbitre qui en est capable. »
Veraghen s’est écarté, mais il attend que le dernier des étudiants soit sorti de la grande salle. Il revient alors vers moi, me dévisage, plisse les paupières comme pour mieux me percer. Sa mimique exprime mépris et commisération.
« Aucun casuiste, dit-il, aucun sophiste ne peut faire oublier les enfants cuits à la broche et dévorés à pleines dents comme s’il s’agissait de porcelets. »
Il traverse la pièce, s’arrête sur le seuil.
« Bon appétit, Paul ! » profère-t-il.
C’est la dernière pierre qu’il me lance et je me mords les lèvres pour ne pas hurler.
21
Je me suis cloîtré dans la solitude et le silence, fuyant dès l’aube la bergerie, évitant ainsi d’éventuelles visites de Veraghen ou des étudiants.
Je grimpais vers le sommet de l’île, marchant entre les oliviers, les lauriers blancs et roses, les figuiers.
La cime était dénudée. Je me glissais entre les rochers, me blottissais dans les failles et les anfractuosités de la pierre. C’étaient mes grottes de l’Apocalypse, mes colonnes de stylite !
Parfois, un chien de berger venait me flairer. Il frétillait, bondissait, puis retournait vers son troupeau en jappant. Peu après, le berger me hélait et je lui achetais du pain, des oignons, un fromage aussi dur qu’un caillou.
J’écrivais, mon cahier posé sur un méplat de la roche.
Je lisais et relisais un texte de saint Bernard qu’il me semblait comprendre pour la première fois alors que j’en avais fait le commentaire durant tout un semestre de cours.
Ce livre n’avait été pour moi, dans la petite salle de la rue des Écoles, que le prétexte à ce jeu savant qu’est une exégèse. À présent, il était devenu un brasier, chacun de ses mots brûlait. Il complétait l’Apocalypse de Jean et répondait aux questions que je me posais.
Saint Bernard y affirmait qu’on pouvait vivre parmi les hommes tout en étant habité par Dieu, et agir en Lui restant fidèle.
Ainsi,
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