C'était de Gaulle - Tome II
Peut-être qu'il est trop faible pour pouvoir trancher.
AP. — Vous avez quand même bon espoir qu'on aboutisse?
GdG. — Je ne sais pas. On ne peut rien dire jusqu'à la fin de lasemaine. On verra bien... (Après une pause, le Général se ravise.) "Bon espoir" ? Pourquoi parlez-vous de "bon espoir" ? Ça n'est pas si dramatique, que nous n'aboutissions pas. La France trouvera toujours le moyen de vivre. Elle a bien vécu sans le Marché commun. Elle peut bien continuer à vivre sans lui. Elle est assez grande dame pour se tirer d'affaire autrement. Il ne faut jamais désespérer de la France. »
Après m'avoir raccompagné, le Général rouvre la porte: « Cette affaire du Marché commun, parlez-en avec désinvolture! N'ayez pas l'air accablé! »
Il ne m'a pas dit: « Gardez ça pour vous. » Et il sait qu'un briefing à des éditorialistes fait son chemin, notamment dans la presse étrangère et dans les chancelleries. Je ne m'en prive pas.
Mais où est son espoir? Démontrer que les prêcheurs de fédéralisme eux-mêmes butent sur la force de leurs intérêts nationaux — c'est une tentation, ce serait un immense plaisir. Mais il ne fait rien pour se l'offrir. Il attend sans rien dire, comme suspendu à je ne sais quel jugement de Dieu. Certes, son silence public, pour qui est dans le secret de son état d'esprit, peut paraître périlleux, puisqu'il conforte ceux qui le croient sans solution de rechange et le font lanterner. Mais en fait, et il le sait, son silence aide plutôt les Allemands à céder sans déshonneur, à sauver la face. Le Général évite une dramatisation publique qui risquerait de crisper l'opinion allemande. Il laisse rouler les dés, sans intervenir.
De fait, les Allemands « caleront ».
1 Son assassinat ne date que de dix-huit jours...
2 Tome I, p. 75 sq.
Chapitre 9
« JE VAIS FAIRE UNE GROSSE BOUDERIE À ERHARD »
Les mois se suivent et ne se ressemblent pas. Avant chaque nouvelle échéance européenne, le ciel de la relation franco-allemande se charge d'électricité. C'est le cas au printemps 1964, à la veille du troisième sommet — qui doit avoir lieu à Bonn ; et que le Chancelier Erhard a fait précéder d'un voyage aux États-Unis.
« Je suis pour l'Europe, je ne suis pas pour le protectorat »
Salon doré, 23 juin 1964.
AP: « Est-ce que vous attendez beaucoup de choses du voyage à Bonn le mois prochain, mon général ?
GdG. — Non. Sauf que je m'en vais engueuler les Allemands. Je vais faire une grosse bouderie à Erhard.
AP. — Finalement, vous trouvez leur attitude décevante? GdG. — Oui. Qu'ils fassent amis-amis avec les Américains, je veux bien. Mais à ce point-là! Ou alors, qu'ils ne fassent pas un traité avec nous. Ils font comme s'ils ne voulaient pas que ça soit un traité d'amitié et de coopération privilégiée. Ils en ont fait une fumisterie. Et puis, je parlerai de l'Europe telle qu'elle doit être, c'est-à-dire européenne et non américaine. L'Europe qu'ils voudraient faire, ils en feraient cadeau aux Américains. Alors ça, je leur démontrerai qu'il y a les partisans de l'Europe, et les partisans du protectorat. Alors, je suis pour l'Europe, je ne suis pas pour le protectorat. »
« J'étais avec Konrad Adenauer, je n'ai pas vu le temps passer »
Bonn, 3 juillet 1964.
Départ de Villacoublay de bon matin dans l'avion du Général. Pompidou prend plus tard un autre avion: pas tous les œufs dans le même panier. Vers 10 heures, de l'aérodrome de Cologne jusqu'à Bonn, le cortège des Mercedes encadrées de motards fonce à 150 km à l'heure. On dirait qu'on a peur que des badauds soient repris de leur frénésie à applaudir le Général, comme il y a deux ans. Mon homologue Günther von Hase dispose d'un téléphone de voiture, raffinement que les ministres français sont loin de connaître. Il m'en fait les honneurs, très fier, et appelle ma famille.
L'après-midi, sur le perron de la Chancellerie fédérale, le ChancelierErhard attend, tout congestionné, l'arrivée du Général. Je crois comprendre que le Général est très en retard. Les deux hommes d'État devaient se voir en tête à tête avant la réunion plénière de 16 heures. Erhard a l'air exaspéré.
Le Général finit par arriver et dit au Chancelier, avec son plus exquis sourire: « J'étais avec Konrad Adenauer. J'étais séduit et conquis. Je n'ai pas vu le temps passer. »
En réalité, nous l'avons su un peu plus tard par l'interprète, le
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