C'était de Gaulle - Tome II
son voyage en Afrique. N'est-ce pas une façon de se faire inviter ?
GdG. — Il y a peut-être de ça, comme les gens qui viennent vous saluer à la campagne à midi. Mais je crois qu'il vient à Genève pour se faire soigner. Il ne doit pas avoir pleine confiance dans la médecine chinoise, l'acupuncture, les plantes et tout le fourbi. Puis il a son ambassadeur à Berne, qui est en réalité son ambassadeur en Europe. Alors, il voudra voir un peu ce qui se passe.
« Il n'est pas exclu que la Chine redevienne au siècle prochain la plus grande puissance de l'univers »
AP. — Tout le monde s'attend à ce que l'essentiel de votre conférence de presse soit consacré à la Chine.
GdG. — Eh bien non, tout au plus un quart d'heure. »
Il a beau vouloir, par goût de ne pas se soumettre à l' attente, minimiser le temps qu'il lui donnera, il n'y a que ça qui l'intéresse : « Le rétablissement des relations avec la Chine, ça veut dire que nous allons tourner la page coloniale, celle de nos Concessions en Chine, celle de l'Indochine française. Ça veut dire que la France revient en tant qu'amie, respectueuse de l'indépendance des nations.
AP. — Nos moyens sont limités et ceux de la Chine sont faibles ?
GdG. — Détrompez-vous. Les moyens de la Chine sont virtuellement immenses. Il n'est pas exclu qu'elle redevienne au siècle prochain ce qu'elle fut pendant tant de siècles, la plus grande puissance de l'univers. Et les moyens de la France sont eux aussi immenses, parce qu'ils sont moraux. Parce que nous serons les premiers à le faire, nous serons comme un homme qui fait basculer un énorme rocher avec un simple levier parce qu'il a su le placer au point d' équilibre.
« Si nos chefs d'entreprise ne sont pas trop idiots... »
AP. — Du fait que nous serons la première puissance d'Occident à reconnaître le régime... »
Le Général me reprend vivement : « Nous ne reconnaissons pas le régime, nous reconnaissons la réalité ! Il n' est pas question d' approuver le communisme ! »
Je rectifie et reprends : « ... Croyez-vous que nous allons prendre une place prépondérante dans le commerce chinois ?
GdG. — Faut pas rêver ! Ils n'ont pas un sou ! C'est un pays misérable ! Mais si nos chefs d'entreprise ne sont pas trop idiots, ils devraient en profiter pour nouer des liens qui leur apporteront, dans vingt ou trente ans, dix fois plus qu'ils n'auront dépensé. Si nos diplomates ne sont pas trop idiots, ils devraient en profiter pour jouer un rôle actif en Asie du Sud-Est. Et si les Américains ne sont pas trop idiots, ils devraient en profiter pour mettre fin à l'absurde guerre du Vietnam. La seule façon d'en sortir, c'est la neutralité. Et le seul pays qui peut aider la Chine et les États-Unis à surmonter leur antagonisme, c'est la France.
AP. — Ne croyez-vous pas que Ho Chi Minh va essayer d' accroître son emprise sur le Vietnam du Sud ?
GdG. — Je ne sais pas. En tout cas, nous ne pousserons pas la Chine à l'y encourager ; au contraire, nous la pousserons à la modération. Et nous tâcherons de la pousser à une politique de neutralité dans le Sud-Est asiatique, sur la base du statu quo, pour que la paix s'établisse dans ces pauvres pays. La force des choses établirait un modus vivendi ; par conséquent, des régimes nouveaux et, en tout cas, des régimes de paix. Ce ne sont pas des fantoches qui pourront faire ça.
« Les Américains vont dire que nous portons un coup à leur leadership, mais il n'en reste plus grand-chose. »
De cette ambition, on peut dire aussi qu'il n'est pas resté grand-chose. La France n'a pu, alors, jouer de son influence pour amener la paix et la neutralité. Faut-il taxer de Gaulle d'irréalisme ? En janvier 1964, tout est encore possible. Mais bientôt l' « idiotie » — la chose du monde la mieux partagée ! — va faire des ravages. Les États-Unis vont s'entêter à chercher une solution militaire. La Chine, avec la Révolution culturelle, va se précipiter dans une longue période d'enfermement sur soi. La reconnaissance de la Chine fut, de tous les actes fondateurs que de Gaulle a posés, celui dont l'effet aura été le plus longtemps différé — et, par quelques sottises trop françaises, tristement compromis. Elle ne portera pas tous les fruits que de Gaulle en espérait.
1 Premier ministre du Canada, que vient de recevoir le Général.
Chapitre 14
« LES AMÉRICAINS FLOTTENT ENTRE GUERRE ET PAIX »
Au Conseil du 5
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