C'était le XXe siècle T.1
Quatre morts, trois blessés.
L’histoire de Moulia, dans les mois qui suivent, ressemble à celle de tous ses camarades, de ses frères en courage et en malheur. Il se bat. Il résiste quand on le lui dit. Il attaque quand on lui en donne l’ordre. Enfin Moulia a eu droit à une permission qu’il est allé passer dans son village, à Nassiet. Il a retrouvé la mère Moulia, bien contente de revoir son fils. Celle qu’il a retrouvée aussi, c’est Berthe. Une cousine. Il la fréquentait un peu avant la guerre, histoire de ne pas aller au bal tout seul. Moulia l’aime bien, la Berthe. Elle aussi l’aime bien. À la faveur de cette permission, Vincent et Berthe décident de se fiancer. On se mariera quand la guerre sera finie. Sûrement, ça ne peut pas durer encore longtemps.
Jusqu’au mois de juin, le 18 e est en première ligne. De part et d’autre du front, les tranchées se font face. Comme les autres, le 18 e s’est enfoncé dans la terre. Il est devenu un régiment de taupes. Pendant des mois, pendant des années, Moulia, comme des millions d’autres, va vivre dans la terre. Il ne faut pas trop se fier à certaines photographies de tranchées que publièrent alors des journaux. Nous les voyons profondes, solides, comme tracées au cordeau. Sur le parapet, des sacs de sable bien alignés, avec des créneaux pour les guetteurs. Par terre, des caillebotis, pour que les combattants aient toujours les pieds au sec. De loin en loin, une porte qui s’ouvre pour donner accès à une pièce confortable, meublée de lits, de tables, voire de chaises. La légende compassée de ces photos le dit : les poilus allaient s’y reposer tour à tour.
Ces tranchées-là ont existé, puisqu’on les montrait aux journalistes. Disons-le : elles sont restées l’exception. Les autres n’étaient rien de plus que des trous misérables, des fossés hâtivement creusés, dans la boue desquelles on enfonçait jusqu’aux chevilles, parfois jusqu’aux mollets. Il fallait vivre dans la boue, tirer dans la boue, manger dans la boue, dormir à même cette boue. L’hiver, certes, elle se solidifiait, mais il fallait lutter contre un autre ennemi : le froid. Pendant l’hiver 1914-1915, les combattants ont traversé des souffrances indicibles. Des milliers de soldats eurent les pieds gelés. Les hivers suivants, on ravitailla les poilus en lainages, en couvertures, en bottes de tranchée. N’importe : songeons à ces nuits entières passées à veiller, le fusil en main, en plein air, par quelquefois –20°, avec un vent glacé qui s’engouffrait dans le boyau. Au moins, si l’on était sûr de se réchauffer le lendemain ! Mais cela dure des jours et des jours. Des nuits et des nuits. Au moins, si l’on pouvait manger ou boire quelque chose de chaud ! Quand les gamelles arrivent dans la tranchée, apportées par « l’homme-soupe », tout est froid. D’ailleurs, « l’homme-soupe » n’est pas toujours au rendez-vous. Comme il doit passer à découvert, il est souvent abattu. Des deux côtés, des tireurs d’élite excellent à ce jeu facile.
Certains hôtes des tranchées s’y trouvaient fort bien : les poux – on les appelait les totos – et les rats. Les vêtements des poilus grouillaient de parasites qui provoquaient des démangeaisons intolérables. Quant aux rats, ils étaient comme chez eux. Un poilu qui s’allongeait pour dormir devait s’envelopper la tête et les mains. Sans cela, il était mordu cruellement. À force de se repaître de cadavres, les rats ne faisaient plus la différence avec les vivants.
Le pire était l’odeur. Les cadavres peuplaient le no man’s land entre les tranchées. Impossible d’aller les chercher. Ces cadavres pourrissaient, surtout l’été. De la terre montait une abominable puanteur.
N’oublions pas le bruit. La mitraillade, la fusillade, la canonnade. Quand un obus s’abattait sur la tranchée, c’était l’horreur à l’état pur. Les hommes étaient littéralement écrabouillés, éclatés, dépecés. Un poilu indemne recevait en plein visage la cervelle de son voisin. En même temps, l’obus fouillait littéralement cette terre amassée, avec tant de peine, par ceux que Georges Blond a appelés des « chiffonniers misérables ». Les cadavres inhumés tout près surgissaient à l’air libre, dans leur pourriture. Tout se mêlait : survivants, blessés, ceux qui venaient de mourir, cadavres de la saison précédente, boîtes de
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