C'était le XXe siècle T.2
charge, trois cavaliers ont été désarçonnés, un garde à cheval et un brigadier-chef de police blessés. La police a opéré huit arrestations. L’inquiétude de Rottée grandit. Il demande des renforts.
Furieux, les manifestants édifient une grande barricade autour de la borne lumineuse qui commande alors le passage de la place au quai des Tuileries. On a accumulé là des chaises de jardin, un kiosque renversé, des accessoires hétéroclites. Quelqu’un a l’idée d’allumer le gaz de la borne. On obtient ainsi un foyer inespéré. Les alentours sont éclairés comme en plein jour. Surtout, on peut chauffer au rouge les arceaux de fonte provenant du jardin et en faire des armes d’autant plus dangereuses.
Le service d’ordre va reprendre cette barricade. Il lui en coûtera vingt-deux blessés aussitôt évacués vers l’infirmerie que le questeur Barthe vient de faire installer à la Chambre des députés. Le journaliste Fauverge s’est placé près du pont : « Sur le barrage installé à la tête du pont ne cessaient de tomber les projectiles les plus divers : cailloux, morceaux d’asphalte, débris de fonte provenant des arceaux des pelouses que l’on avait arrachés et cassés. Les manifestants en avaient fait une ample provision et, en s’avançant vers la police, ils jetaient avec force des projectiles qui tombaient autour de nous presque aussi dru que la grêle. D’ailleurs, deux de mes camarades, MM. René Bruyez et Flassch, furent atteints par des débris de fonte et assez fortement contusionnés, le premier à une main, le second à un genou. »
Et les manifestants avancent toujours ! Il est temps de recourir aux pompiers, dont les voitures sont rangées sur le quai d’Orsay, devant la Chambre. On dévide les tuyaux sur le pont et, en avant du barrage, on met une lance en batterie. Voilà soudain les manifestants copieusement arrosés. Loin de se replier, les plus téméraires parviennent à contourner le jet. Ils s’emparent de la lance et arrosent à leur tour le service d’ordre ! Du coup, ce sont les pompiers qui font retraite. Les gardes mobiles s’élancent pour reprendre les lances. Une très violente bagarre s’engage, les gardes l’emportent et récupèrent les lances. On renonce à les utiliser pour le moment.
18 h 30. Rottée reçoit son premier renfort : trois pelotons de gardes et cent gendarmes.
Geneviève Duchateau va avoir dix-sept ans. En compagnie de son frère – qui en a dix-neuf – ils sortent du cinéma Madeleine lorsqu’ils aperçoivent un cortège d’hommes marchant d’un pas vif rue Royale : « Comme nous étions de petits curieux, nous sommes immédiatement convenus de les suivre. On n’entendait qu’un bruit de pas. Pas un cri de ralliement. Mais une foule sombre (il faisait très froid) sur chaque trottoir de la rue Royale. C’était très impressionnant. Notre ébahissement en débouchant sur la place de la Concorde : il y avait déjà un autobus que des hommes secouaient pour le renverser, avec des “han” vigoureux. En cinq minutes, il s’est trouvé couché et les gens y ont mis le feu ».
Ce que vient de voir Geneviève Duchateau constitue l’un des épisodes les plus singuliers – et plutôt cocasse – de ce grand drame. Un autobus de la ligne AC, venant de la gare du Nord et allant vers le Champ-de-Mars, s’est obstiné à suivre son itinéraire. Il a pénétré, vers 18 h 30, sur la place. Devant l’hôtel Crillon, la foule l’a arrêté. Le chauffeur Lecourt dépose : « Je me suis vu entouré par 500 ou 600 personnes ; j’ai stoppé ; un jeune homme m’a crié : “Descends ou on te casse la gueule.” Déjà les persiennes de mon moteur étaient enlevées, les fils de la dynamo arrachés. On brisait mes glaces. Un homme, élégamment habillé, a chiffonné des journaux – j’ai même pu lire le titre de l’un : le National – et mis le feu au plancher. La garde est arrivée ; j’ai pu éteindre et je suis descendu pour ne pas être pris pour un manifestant. Ceux-ci sont revenus, ont poussé mon autobus vers l’Obélisque (où je m’étais réfugié…). Un homme élégant, coiffé d’un chapeau, a arraché le tuyau d’essence ; il y a mis le feu qui s’est communiqué aux pneus… Tous ces gens avaient l’air de se connaître, gens bien-pensants, beaucoup portaient la Légion d’honneur. »
« À cet instant précis, se souvient Geneviève Duchateau, les hommes se sont mis
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