C'était le XXe siècle T.2
manifestants. »
Un autre journaliste encore, Marcel Montarron – qui en a témoigné dans mon émission –, a entendu, lui, deux coups de feu. « Deux coups de feu éclatent soudain, presque incongrus. Ils sont partis – tout le monde s’accordera pour le confirmer – des bosquets du Cours-la-Reine, alors beaucoup plus touffus qu’aujourd’hui. Puis, presque aussitôt, un troisième coup de feu. Cette fois, aucun doute possible Ça vient de l’aval du pont.
« — Ah ! les salauds !… Ils nous tirent dessus !… hurle un motard de la préfecture (22) . »
À l’endroit où Montarron se tient depuis le début de la soirée, se trouve un bec de gaz. Ses vitres volent en éclats. « Tous les policiers qui, en première ligne, contiennent les coups de boutoir des manifestants : préfet, gradés, officiers, suivis des journalistes, se réfugient derrière le rempart des camions. Contagion de la peur : les gardes mobiles aussi amorcent un mouvement de retraite. »
L’une des deux premières balles a blessé le garde Richard qui se trouvait non loin de la barricade ouest du pont.
Le certain, c’est que les coups de feu ont atteint leur but. Sur le pont, le service d’ordre se replie – y compris les gardes mobiles ! Les cavaliers, selon le témoin Bruyez, « font demi-tour et, presque au galop, franchissent le pont , la moitié d’entre eux arrivant jusqu’à l’angle du quai d’Orsay… Je revois d’ailleurs encore M. Marchand rejoindre sur le pont M. Bonnefoy-Sibour et lui déclarer :
« — Les gardes à cheval foutent le camp !
« Ce contre quoi le nouveau préfet ne songea même pas à protester, lui qui avait couru jusqu’à l’un de ces cavaliers – l’un de ceux qui avaient reculé le plus loin – et l’avait exhorté à se remettre en ligne. »
Déjà, de jeunes manifestants sont parvenus à s’infiltrer sur le trottoir du pont, entre le parapet du Cours-la-Reine et les cars de police. Des journalistes clament :
— Sauve qui peut ! Le barrage est enfoncé !
Rien de plus contagieux qu’une retraite. À la vue de ces jeunes gens, les gardes et gardiens de la ligne de premier soutien se débandent. Le baron Duroy de Bruignac – il a trente-trois ans à cette époque – appartient au nombre de ceux qui se sont engouffrés sur le pont : « Tout à coup, vers 19 h 45, les gardes à cheval ont tourné bride et ont disparu sur le pont. Au bout de quelques instants, constatant qu’un certain nombre de manifestants les suivaient, j’ai couru pour les rattraper. »
Situation dramatique : si le service d’ordre cède, la foule s’engouffrera sur le pont et rien ne pourra plus l’arrêter. Dans cinq minutes, elle aura envahi le Palais-Bourbon où les députés s’invectivent et s’affrontent toujours.
Un homme s’y refuse : c’est le lieutenant Guillaumet du 18 e peloton de la garde mobile. Debout sur ce même trottoir que l’on commence à envahir, faisant face à ceux qui déguerpissent, il hurle :
— Le 18 e ! Arrêtez-vous !
Le commandement fait mouche. Les gardes font volte-face, une partie s’agenouille, les autres restent debout. Avec un courage soudain retrouvé, ils affrontent les manifestants qu’ils voient accourir vers eux. Ils n’ont pas reçu l’ordre de faire feu, mais comment arrêter une foule en furie, sinon par la méthode que ces militaire disciplinés n’ont cessé d’apprendre à l’entraînement ? Ils dégainent leurs revolvers : ils visent la foule – et tirent.
Il ne faudra que quelques secondes pour que vingt hommes de la 4 e compagnie et un certain nombre de gardiens de la paix tirent cinquante-trois coups de feu. Quelques secondes . Déjà, le capitaine Stuffel s’époumone à hurler :
— Halte au feu !
Marchand vocifère :
— En l’air ! Tirez en l’air !
Et encore :
— Rengainez !
Trop tard. Les quatre premières victimes sont tombées. Il s’agit de Jean Fabre, trente ans, interne en médecine, appartenant aux Jeunesses patriotes : mort immédiate. De Henri Vaury, trente-neuf ans, garagiste, d’une appartenance inconnue : il mourra le 13 février. De Cheynier de Noblens, appartenant à la Solidarité française, industriel, dont l’autopsie fera connaître qu’il a été tué après avoir subi de sauvages violences. De Mlle Gourhan, femme de chambre de l’hôtel Crillon, qui s’était avancée sur la terrasse de l’hôtel, pour mieux voir le
Weitere Kostenlose Bücher