C'était le XXe siècle T.2
texte de la déclaration ministérielle et prend la parole. Ou plutôt tente de la prendre. Car, à l’instant même, éclate un tumulte furieux. La droite l’a déclenché et la gauche répond. Personne ne pourrait dominer un tel vacarme. Édouard Daladier s’adosse à la tribune. Il se tait. Face à face, deux camps d’évidence irréconciliables. Cela va durer des heures ! La haine plane dans l’hémicycle.
Mais dehors ?
La manifestation a commencé plus tôt que prévu. Vers 16 heures, 200 à 300 jeunes gens s’avancent sur la place. Ils vont et viennent devant le pont. S’ils le voulaient, ils pourraient le franchir. Le premier service d’ordre n’est en effet mis en place qu’à 16 h 45. Le commissaire Le Clère le jugera « insignifiant ». Destiné à protéger le Palais-Bourbon contre une offensive que l’on peut d’ores et déjà prévoir redoutable, il se compose du commissaire Rottée, de deux inspecteurs principaux, de deux brigadiers-chefs, de 70 gardiens, d’un adjudant de la garde avec 100 gardes à pied et 25 cavaliers. À part le pistolet d’ordonnance, nul n’a reçu de mousqueton. Une mission a été donnée à ces hommes : « défendre coûte que coûte et sans reculer d’une semelle la tête du pont de la Concorde et s’opposer par tous les moyens au passage éventuel des manifestants ».
Le dispositif de défense se résume à sept cars de police rangés en tête du pont, capot vers la Chambre, arrière vers l’Obélisque ; devant ces véhicules, 25 cavaliers et 20 gardes à pied face à la place ; à l’angle des Tuileries, 30 gardiens, 30 gardes à pied ; autant à l’angle du Cours-la-Reine ; derrière les cars, une réserve de 20 gardes et de 20 gardiens.
Faisons de nouveau appel au témoignage de M. Jean Baron. Il est plus de 17 heures. M. Baron a déchargé ses sacs de billes au bas de l’avenue des Champs-Élysées. « Mon vieux G7, bien soulagé, car j’estime que son chargement était d’au moins 800 kilos, remontait allègrement l’avenue et je reprenais un deuxième taxi, et ensuite un troisième, d’autres chauffeurs comme moi effectuaient ces rotations. Au troisième voyage, je gare mon G7 à proximité du Grand-Palais. »
À la même heure à peu près, M. Bonnefoy-Sibour, M. Marchand et M. Perrier, directeur des renseignements généraux, viennent inspecter le barrage implanté sur le pont de la Concorde.
La foule a considérablement grossi. Des clameurs se font entendre en provenance des Tuileries. Marchand veut que l’on évacue le jardin. Bonnefoy-Sibour :
— Laissez-les, ce sont des badauds.
Les « badauds » vont très vite arracher les arceaux de fonte qui bordent les parterres du jardin et bientôt, du haut de leur position très favorable, se mettre à bombarder le service d’ordre.
Il est 18 heures. La place est plongée dans la nuit. Les réverbères ont en effet volé en éclats. M. Jean Baron précise : « C’est avec les billes et les frondes que nous les avions cassés. » D’abord, la foule est restée assez loin du pont. Maintenant, elle s’enhardit, s’approche des barrages. Des cris repris par des milliers de poitrines :
— Vive Chiappe !
— Les agents avec nous !
Et toujours, et surtout :
— À bas les voleurs !
Le commissaire Rottée commence à juger dangereuse cette pression qui ne se relâche à aucun moment. Il estime qu’il faut faire reculer la foule. Il donne l’ordre à la garde à cheval de charger mais ceci au petit trot, en gardant le sabre au fourreau. La manœuvre, loin d’effrayer la foule, l’exaspère dans l’instant. Sur les gardes pleuvent les fragments de grilles d’arbres ; on imagine les blessures et les contusions que de tels morceaux de fonte peuvent produire lorsqu’un garde les reçoit en plein visage. En même temps, les billes entrent en action. M. Jean Baron se souvient : « À chaque charge de cavaliers, nous lancions des poignées de billes sur la chaussée et sur les trottoirs. Les chevaux tombaient. Et les cavaliers ne pouvaient que très difficilement se tenir debout. Beaucoup de ces chevaux, en effectuant ces chutes, ont eu des jambes cassées, mais je n’ai jamais vu couper les tendons comme il a été prétendu. L’affolement des gardes mobiles venait aussi de ce que nous visions les casques avec les billes dans les frondes et que le point d’impact pouvait être confondu avec des balles de revolver. » À la première
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