Chasse au loup
de vivre un second tremblement de terre.
Elle s’efforça de chasser la tristesse qui l’avait envahie et ajouta avec gaieté :
— Excusez-moi. C’est toute cette joie autour de nous. L’excès de bonheur me rend parfois mélancolique tandis que la détresse me fait réagir. J’ai coutume de dire que je suis un miroir inversé, qui transforme le blanc en noir et vice versa. C’est une chance puisque le monde est beaucoup plus sombre que clair.
Margont fut pris d’une sorte d’étourdissement, ce qui l’agaça, car il appréciait l’idée selon laquelle l’esprit contrôlait le corps. Il venait de percer le secret de la fascination qu’exerçait cette jeune Autrichienne sur lui. Tous deux avaient été abandonnés. Ils avaient combattu cette souffrance pour finir par la dominer par la force de leur volonté et une philosophie de la vie. Ainsi Margont était-il humaniste parce que, d’une certaine manière, il manifestait vis-à-vis des autres une attention et un soutien dont il avait cruellement manqué. Luise, elle, s’était construit un nid, un cocon, dans lequel elle vivait heureuse avec ceux qu’elle aimait, et elle était prête à déployer la plus vive énergie pour défendre ce petit monde auquel Wilhelm et Relmyer appartenaient. Et elle avait fait preuve d’une grande fermeté pour tenter de les ramener à elle. Margont et elle partageaient la lucidité des blessés de la vie et la combativité de ceux qui refusaient d’être touchés une deuxième fois. Ils avaient subi la même blessure et en avaient guéri en la suturant d’une façon en partie similaire. Ces deux cicatrices semblaient s’être devinées réciproquement dès leur première rencontre, avant même que Margont et Luise aient clairement compris ce qui les attirait l’un vers l’autre. Margont réalisa alors que, contrairement à ses prévisions, la mise au jour de ce secret ne diminuait en rien les sentiments qu’il ressentait pour Luise. L’inverse se produisit. Elle lui parut admirable et il eut envie d’oublier l’univers et de se pencher vers elle pour l’embrasser. Les joues de Luise se colorèrent, comme si elle lisait en lui, et elle baissa les yeux. Margont essaya à son tour de deviner ce qu’elle pensait. En vain. Relmyer leur parlait distraitement et au diable ce qu’il racontait ! Luise fixa à nouveau Margont. Ses yeux bleus pétillaient.
— Vous êtes moins altruiste que je ne le croyais. Vous nous aidez dans cette affaire pour plusieurs raisons et l’une d’elles est votre passé. J’en suis heureuse pour vous. Dans la vie, il faut savoir être un peu égoïste.
Si Lefine avait été là, il aurait applaudi. Mais il pillait consciencieusement le buffet, avalant des rangées de canapés. Luise lui avait fait prêter un habit civil, car son uniforme de sous-officier l’aurait fait refouler par les valets. Il se mêlait aux conversations, se présentant comme « un aide du commissaire des guerres Papetin ». Il prenait grand soin de mentir un peu maladroitement, si bien que les gens commençaient à s’interroger sur lui, discrètement, dans son dos. On le suspectait d’être l’un des espions de Napoléon, l’arme secrète de l’Empereur, sa carte précieuse dissimulée dans sa manche. Peut-être s’agissait-il de l’extraordinaire Schulmeister en personne, ce roi de la manipulation, cet orfèvre des exploits stupéfiants ! On racontait – vrai ? faux ? les deux ? – qu’en octobre 1805, il avait fait croire au général Mack que Napoléon et sa Grande Armée se repliaient en catastrophe pour aller réprimer une insurrection généralisée en Vendée appuyée par un débarquement anglais à Boulogne. Confiant, Mack avait traîné au lieu de rejoindre le gros des forces autrichiennes. Lorsqu’il avait réalisé son erreur, il n’avait pas pu échapper à l’encerclement. Sanction : vingt-cinq mille Autrichiens capturés dans la ville d’Ulm. Oui, nul doute que l’on se trouvait face à Schulmeister puisque cet individu ne ressemblait en rien à la dizaine de portraits que les rumeurs brossaient du célèbre espion. Or, justement, on prétendait que Napoléon, qui rencontrait pourtant régulièrement Schulmeister, ne le reconnaissait même pas lorsque celui-ci se présentait à lui déguisé. Aussi les notables autrichiens blêmissaient quand Lefine s’approchait d’eux et celui-ci se mordait les joues pour ne pas éclater de rire.
Relmyer dansait d’un pied sur
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