Chasse au loup
faire, Lukas ! Tu as de la chance que je les ai tous oubliés, traître de hussard français, fuyard qui m’as abandonnée, ingrat qui ne m’as jamais écrit pour me donner de ses nouvelles et qui ne m’as même pas avertie de son retour à Vienne, têtu, borné, égoïste !
Elle lui prit la main avec tendresse, pour s’assurer que ces retrouvailles qu’elle avait si souvent rêvées – mais vraiment pas ainsi – étaient bien réelles. Et aussi pour ne plus lâcher son frère. Relmyer dégagea doucement ses doigts. Luise se tourna vers Margont. Il eut l’impression qu’elle était radieuse.
— Vous êtes élégant dans votre uniforme ennemi. Mais je vous classe à part dans l’étrange catégorie des ennemis amis. Je suis donc heureuse de vous voir, même si je vous aurais préféré en civil.
— Moi de même. Parce qu’avec ses couleurs, votre tenue tient plus de l’uniforme que de la robe de bal.
Relmyer leur tournait le dos.
— La vieille bique n’est pas encore arrivée, murmura-t-il.
Il la guettait si avidement qu’il en oubliait Luise et Margont. Ce dernier s’empressa de tirer parti de la situation.
— Luise – je peux vous appeler Luise ? –, il y a une question que je brûle de vous poser. Lorsque vous m’avez déclaré que vous aviez deviné que, « d’une certaine manière, j’étais orphelin », que vouliez-vous dire exactement ?
Luise s’attendait à la question.
— Racontez-moi votre histoire et je vous répondrai.
Elle s’était exprimée sur un ton badin, mais elle affichait un visage sérieux. Margont se prêta à ce jeu qui n’en était pas un.
— Mon père est mort quand j’étais enfant. Ma mère, ne pouvant plus subvenir à nos besoins, emménagea chez l’un de mes oncles. Celui-ci se mit en tête de faire de moi un moine. Idée calamiteuse...
Luise imagina Margont en moine. Effectivement, le résultat était déroutant.
— Il devait vouloir se racheter d’un péché, hasarda-t-elle.
— Et moi, j’en étais le prix. On m’enferma donc contre mon gré à l’abbaye de Saint-Guilhem-le-Désert, dans le sud-est de la France. Je n’avais plus le droit de voir ma famille ni même de quitter les lieux. Je croyais que je ne partirais plus jamais de cet endroit. Je me suis vraiment senti abandonné, orphelin. J’y suis resté de l’âge de six à dix ans.
Margont avait aligné ces informations dans un ordre logique. Son résumé ressemblait à un rapport. Mais, à l’intérieur de lui, la tristesse et la rage bouillonnaient, pareilles au pus d’un abcès qui ne parvient ni à se vider ni à se résorber et qui ne peut donc pas guérir.
— Comment en êtes-vous sorti ? Vous avez rendu fous ces pauvres moines ?
— C’était effectivement l’une de mes tactiques favorites. Cependant, c’est la Révolution qui m’a libéré, en supprimant par décret toutes les communautés religieuses.
Luise secoua la tête.
— Non, vous vous êtes libéré vous-même. Quelqu’un peut vous faire sortir d’une geôle, mais votre esprit, lui, peut demeurer encore prisonnier de cet endroit. Moi aussi je me suis libérée ! Cela m’a tout de même pris quelques années... Un jour, à l’orphelinat de Lesdorf, on nous a parlé des tremblements de terre. J’ai été terrifiée pendant des semaines, j’en faisais des cauchemars. Je croyais que la terre tremblait en permanence. J’imaginais un pays dont le sol remuait sans cesse, les maisons passaient leur temps à s’effondrer, les gens marchaient dans les rues tout en s’écroulant à chaque secousse trop marquée... En fait, ces phénomènes ne durent que quelques secondes, paraît-il. Les humains sont donc capables de trembler beaucoup plus longtemps que la terre elle-même. Bien sûr, mes parents adoptifs m’aiment sincèrement. Mais savez-vous pourquoi ils m’ont choisie moi et pas une autre ? Parce que j’étais sage – important, cela –, que j’étais en parfaite santé et que j’apprenais studieusement la lecture, l’écriture, la couture et les bonnes manières. Parfois, quand je me mets en colère contre eux parce que nous ne sommes pas d’accord sur ceci ou sur cela, je me demande s’ils vont me renvoyer à Lesdorf pour « rupture de contrat ». Ah, je parle trop ! C’est à cause de vous ! En plus, vous allez me prendre pour une ingrate. Or c’est faux ! J’aime mes parents de tout mon coeur. J’ai seulement peur. Peur de tout perdre une deuxième fois,
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