Christophe Colomb : le voyageur de l'infini
et une fille, placés en nourrice chez une lointaine
cousine. Leur mère, Suzanna, était trop occupée à la taverne et à la boutique
de Savone pour prendre soin d’eux. Elle se contentait de leur rendre visite une
ou deux fois par an, pour s’assurer qu’ils étaient encore en vie. Les gamins
avaient poussé à la va-vite. Ils passaient le plus clair de leur temps à courir
dans les forêts de châtaigniers pour y poser des pièges ou pêcher dans les
torrents qui bondissaient vers la vallée. Rien n’arrêtait ces gosses. Un soir,
les deux plus grands, Cristoforo et Giacomo, s’étaient perdus dans la forêt.
Ils avaient jugé plus prudent de se percher la nuit dans un arbre, par crainte
des loups.
Au petit matin, quand ils avaient regagné, transis,
Mocònesi, ils avaient eu la surprise de voir un bûcheron, Ludovico Maduco,
raconter aux villageois la frayeur qu’il avait éprouvée alors qu’il rentrait à
sa cabane :
— C’étaient assurément des sorciers qui avaient fait
halte en se rendant à leur sabbat. J’ai vu distinctement deux paires d’yeux
luisants au milieu des branches. Je me suis signé et j’ai détalé comme un
lièvre.
L’homme, un solitaire, était craint et respecté des
habitants. On murmurait qu’il avait d’étranges pouvoirs. Il savait guérir les
brûlures en imposant les mains sur les peaux dévorées par le feu. C’est aussi à
lui que s’adressaient les matrones quand approchait l’anniversaire de la mort
de leurs proches. Il n’avait pas son pareil pour préparer les lits jadis
occupés par les défunts et pour disposer sur la table, selon un ordre précis,
les boissons et les nourritures qui leur étaient destinées. Chacun savait que
les morts aimaient à revenir parfois là où ils avaient vécu et chauffer leurs
os devant un bon feu.
C’était Ludovico qui décidait du moment où les endeuillés devaient
faire ces préparatifs et quitter, l’espace de quelques heures, leur chaumière
afin que leurs parents défunts puissent y prendre un peu de repos. Pour tout
salaire, il se contentait des restes qu’on lui avait laissés. Figure respectée
à Mocònesi, y compris par le curé qui tolérait ses agissements et avait parfois
recours à lui, il était digne de foi. Son récit avait glacé de peur les
habitants et, surtout, les deux chenapans. Sans le savoir, ils avaient couru un
péril immense car c’était près de leur cachette que les sorciers avaient fait
halte. C’était donc de bon cœur qu’ils s’étaient joints aux autres villageois
pour suivre la procession improvisée par le prêtre. Ils s’étaient promis de ne
plus jamais retourner à la butte aux sorciers.
Au retour, l’humble cortège avait croisé une petite troupe
conduite par le fils du comte de Lavagna, Giovanni Fieschi. Ce dernier, âgé d’à
peine quinze ans, chevauchait en compagnie de ses amis, des godelureaux qui
semaient la terreur chez les villageois de la région. Ils n’avaient pas leur
pareil pour ravager les maigres cultures lors de leurs chasses, et ils
faisaient grand scandale le soir à l’auberge de Mocònesi. Là, ils se
contentèrent de bousculer les villageois, les obligeant à leur céder le
passage, et rirent aux éclats quand une pauvre vieille chuta lourdement dans le
fossé. Furieux, Cristoforo s’apprêtait à lancer une poignée de terre gelée dans
leur direction quand son frère le retint :
— Arrête, ces jeunes seigneurs te le feraient chèrement
payer. À leurs yeux, tu n’es qu’un manant, un rustaud, sur lequel ils ont tous
les droits.
— Ils n’en ont aucun si ce n’est celui qu’ils tirent de
notre peur. Qui sont-ils pour nous humilier de la sorte ? Je les vaux
tous.
— Je t’en supplie, ne fais pas le faraud.
— Souviens-toi de ce que notre père nous a dit. Nos
ancêtres sont d’illustre extraction et appartenaient à un lignage renommé.
Noble, je le suis et tu l’es autant qu’eux. Moi aussi, un jour, je le jure, je
ferai valoir mes droits et je me ferai armer chevalier comme eux.
— Tu sais très bien que notre père raconte ces
histoires quand il a trop bu. En attendant, rentre à la maison avec moi. J’ai
bien peur que notre parrain ne nous caresse les côtes quand il apprendra les
événements de la matinée.
— Il vaut mieux l’éviter et aller comme si de rien
n’était chez le curé.
Dès qu’ils avaient eu sept ans, Antonio les avait
contraints, du moins l’hiver, à fréquenter la modeste
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