Chronique d'un chateau hante
longtemps que je n’ai plus d’argent pour vous
les acheter !
— Mais
que voulez-vous en faire ?
— Ne
croyez pas ce que vous voyez. Du côté nord, du côté des collines, j’ai un grand
parc plein d’eaux courantes. Je vous le montrerai. C’est pour ce jardin que je
veux vos colonnes. Je les ornerai de glycines de Sibérie qui sont les plus
belles du monde quand on les transplante loin de leurs froidures.
Depuis un
moment, la fille translucide écoutait balbutier le châtelain depuis la pénombre
où elle venait de se glisser.
— Père !
dit-elle.
Pallio se
retourna et fut frappé de sa détresse. C’était une femme qui souffrait
longuement et depuis longtemps.
— Ne
t’inquiète pas, ma fille ! Sois rassurée. Je veux juste jouer quelques
haricots avec monsieur qui veut bien s’y prêter.
Les
lustres, les tables, le billard, les portiques, les chambres à coucher, les
escaliers d’apparat qui donnaient sur d’interminables corniches, les galeries,
les baldaquins des lits, les recoins secrets où tant d’enfants avaient joué aux
cachettes et les jardins qui n’auraient jamais de portiques pour y accrocher
les glycines de Sibérie, tout y passa.
Aux
cartes, Pallio avait dans son sac plusieurs tours de Vénitien qui tous étaient
pendables. En trois heures de patiente malencontre, le château fut à lui.
Le
vieillard lui prit les mains.
— Allez,
dit-il, vous ne pouvez pas savoir le bien que vous m’avez fait. J’en avais le
vertige à mesure que je perdais ! Merci !
Il
n’arrêtait pas de serrer entre les siennes les mains du Vénitien ni de lui dire
merci. La fille sanglotante était derrière lui et lui pressait les épaules
tendrement. On voyait qu’elle l’aimait comme un enfant.
— Ça
fait trois fois, dit-elle à Pallio en lui offrant son visage ravagé où les yeux
étaient profondément déprimés sous les cernes. Trois fois qu’il joue notre château
et qu’il le perd ! Vous l’avez rencontré au Lacydon ? C’est là qu’il
va chercher ses tortionnaires. Ils sont impitoyables, ils savent qu’il est
innocent et ils en abusent. Trois fois ! répéta-t-elle d’une voix faible
et le front levé au ciel, que je suis obligée de me sacrifier sous des ruffians
sans délicatesse. Vous voulez de moi ?
Elle se
rapprocha de Pallio à le toucher et les yeux dans les yeux. Elle était maigre.
Ses seins tenaient à ses épaules par de creuses salières. Mis en sa présence,
il y avait de quoi être héroïque.
Pendant
ce temps mendiait le vieillard :
— Vous
ne voulez pas me jouer vos colonnes ? Peut-être qu’à la fin la chance va
tourner ?
— Qui
vous parle de chance ? dit Pallio brutalement. J’ai triché du commencement
à la fin ! Mais votre château, vous pouvez le garder et votre fille
aussi ! Un citoyen de Venise ne mange pas de ce pain-là !
Des ailes
d’ange lui poussaient devant cette situation inattendue.
— Monsieur,
dit le vieillard, vous êtes un gentilhomme !
— Mais
non ! Mais non ! Je suis simplement un homme qui n’a besoin ni d’un
château – il est trop laid – ni d’une femme, il en a déjà une !
— Mais
de quoi avez-vous donc besoin ?
— De
douze chevaux solides plus trois en flèche et de six charretiers à la poigne
robuste et si possible patibulaires car les routes malandrines de la Provence
que je vais leur faire parcourir sont truffées de mauvaises surprises.
— Mon
Dieu ! Ce n’est que de ça ! s’exclama le vieillard. Venez à mes
écuries ! Je ne suis pauvre que d’argent. Je joue toujours tout ce que
j’ai mais j’ai les chevaux les plus solides de Marseille ! Ce sont des
géants des Flandres ! Mon père en a conservé la race quand il a construit
le château ! Et quant aux patibulaires, je vous en trouverai sans peine
une douzaine pourvu que vous ayez du quibus !
L’affaire
fut conclue en un tournemain. Fors sa folie, ce vieillard était un organisateur
de première force. Ses écuries étaient immenses, disproportionnées avec le
châtelain et sa pauvreté. Y soufflaient puissamment des destriers de labour aux
cuisses énormes qui n’arrêtaient pas de tirer le foin hors des râteliers.
Le
vieillard en pleine nuit s’en alla soulever les marteaux de portes monumentales
qui paraissaient toutes amies. Il en ressortait en se frottant les mains. Au
lever du jour sur l’horizon immense du Lacydon, les fardiers accouplés par des
chaînes et tout un groupe de
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